2.4. Des figures parfaitement infaisables

Dans L’Animal du temps, il y a des dates lancées (p. 42), ce qui pourrait encore correspondre à un nouveau type de jonglerie. Aussi bien, on pourrait parfois parler de paroles jonglées, d’envois et de passages de mots/massues d’un acteur à un autre.

Précédemment, on aura évoqué la nourriture ; or il pourra être aussi question de « cirque alimentaire » dans La Lutte des morts (p 425). Ce que cela signifie ? C’est, comme souvent avec Novarina, très difficile à dire, l’artiste travaillant sans filet, prenant des risques avec la langue et jouant avec comme il jouerait avec de la dynamite (celle qu’il y a dans les mots, peut-être, chargés qu’ils sont d’histoire et de passé, évoluant, mobiles et volatils).

Ici donc, le danger et la peur de faire un faux pas, de tomber, de rater le numéro est omniprésent. Le « cirque clinique » (L.M., p. 483) accueille-t-il donc ceux (clowns, trapéziste, dompteur, etc.) qui échouent ? Ou faut-il y voir un moyen pour Novarina de critiquer moliéresquement l’hôpital de façon générale ? C’est que mettre sur un même plan clinique et cirque n’est pas forcément très rassurant ; on pense à des chirurgiens en perruques, nez rouge, pistolets à eaux, etc.

Pêle-mêle, on aura aussi pu noter une « face humaine peinte en crème » dans Pendant la matière, un « pitre en trois figures » dans Vous qui habitez le temps (p. 92), une allusion à des « tours d’assiettes » dans L’Animal du temps (p. 40), une allusion directe au « Cirque Amar » dans Le Jardin de reconnaissance (p. 14) et au nom « Amar » dans L’Acte inconnu (p. 154), et l’utilisation d’un terme typiquement circassien (cf. « galoupe ») dans L’Opérette imaginaire – pièce où l’on croise également les « trois frères Véloces » (p. 102) tandis que dans L’Origine rouge, on voit passer « Sophie Chiquenaude, la cyclistesse à une roue » (p. 170). Dans La Scène (p. 92), il s’agira peut-être de presser le « tube de Polichinelle » comme si c’était du dentifrice. Les tours proposés sont au fond d’essence pataphysique : pour les comprendre, il faut se placer sur un autre plan et c’est ainsi que la « figure Fontaine de vie » est a priori une figure impossible à voir (J.R., p. 31) : à nous, par un subtil déhommage, de considérer autrement le numéro proposé.

Cela dit, comprenant que certaines scènes incompréhensibles procèdent au fond du cirque, le public réagit souvent comme si tout ceci se passait en effet (et comme ce fut le cas à Lausanne, à l’époque de L’Origine rouge) sous un chapiteau et applaudit parfois – c’est aussi à l’acteur de faire comprendre au spectateur qu’il assiste à un numéro. Signalons encore la présence du cirque dans Devant la parole (p. 141) où il est comparé au nô (l’image d’un clown ressuscitant est tout à fait novarinienne) :

‘[…] il n’y a rien qui évoque plus le nô, ici chez nous en Occident, que la vélocité empêtrée, le poids agile de Gugusse, Charlie Grivel, Rudy Llata et Grock. Au nô comme au cirque, le costume flotte comme si le corps était devant nous ballotté par son ombre. […]. Le corps des « personnes » du nô est langé trop large comme celui du clown, avec des ailes inutiles amoncelées sur lui. Des bandelettes à n’en plus finir – comme Grock qui ressuscite en sautant. ’