2.5. Omniprésence de la clownerie

2.5.1. Un cirque clinique et crimique

Ici donc, le danger et la peur de faire un faux pas, de tomber, de rater le numéro est omniprésent. Le « cirque clinique » (L.M., p. 438) accueillerait-il donc ceux (cf. clowns, assistante du magicien, trapézistes, dompteurs de fauves, etc.) qui échouent ? Ou faudrait-il y voir un moyen pour l’auteur de critiquer l’hôpital (cf. « J’ai mal dans les doctusses ») et l’institution médicale de façon générale ? C’est que mettre sur un même plan cirque et clinique n’est pas forcément très rassurant ; on pense à des chirurgiens en perruques, nez rouge, maquillage, pistolet à eau, etc. C’est ainsi qu’il pourra s’agir, pour ces docteurs d’opérette, de « s’enfoncer le stéthoscope dans les narines » (DV., p. 138) ; bref, comme on l’aura compris, les docteurs novariniens sont essentiellement des gugusses – et c’est pourquoi l’on pourra estimer que l’amusant « doctusse » n’est autre qu’un mot-valise mêlant ces deux termes.

De fait, on pourra rire devant un gag clownesque comme celui qui nous est raconté à la page 99 du Drame de la vie : « Un jour j’ai vu sortir de la chambre un organe organique que le chirurgien Duchef portait dans un bocal plastique. On crut que c’était un bout d’organe de vivant mais c’était une vieille plante laissée par un malade qui n’avait point guéri »… En même temps, ce genre d’évocation a quelque chose d’inquiétant : où est passé l’organe ? Quid de cette « vieille plante » ? Ne serait-ce point l’organe d’un organisme extraterrestre ? Ne serait-il pas préférable que le chirurgien Duchef repasse rapidement ses examens ? Ne devrait-il pas arrêter la boisson avant de commettre de nouvelles boulettes ? Le texte est si ouvert qu’on peut élaborer mille et une hypothèses…

Cela dit, à travers le mot, « Docteur » – signalons cette hypothèse, cette autre piste de recherche –, c’est peut-être également la prétention humaine au savoir qui est visée, le « Monsieur-je-sais-tout » en question – en somme un animal parlé (pour ne pas dire un singe savant) – pouvant se présenter par exemple comme un docteur es-lettres. Quoi qu’il en soit de notre statut exact, les clowns-docteurs novariniens fourmillent littéralement dans Le Drame de la vie, l’humour à l’œuvre dans leurs opérations-numéros pouvant souvent (à l’image du rire carabin évoqué dans la partie sur les correspondances avec Rabelais) être qualifié de noir (lorsqu’il n’est pas carrément macabre) ; nous en avons un petit aperçu aux pages 211-212 du Drame de la vie :

NORDIER MAJOR. - Secouant le jeune malade, lui enfonçant son vieux trombard dans l’ouie, le jeune Docteur le somme de faire remonter son petit caballero. Et pour ce, secoue la colonne […].
L’HOMME DE LUC. - M’avez-vous bien mangé, Docteur Dubec ?

DOCTEUR DES MAINS. - Et vous mon jeune ami, avez-vous toutes vos dents ? […]
NORDIER MINOR. - Le Docteur Cocardier n’entend rien et continue de bombarder le malade de Luc.
L’HOMME DE LUC.- Nos bouches sont faites non pour parler mais pour manger les gens.
DOCTEUR DES MAINS. - « Jeune ami, avez-vous retrouvé tous vos trous ? »
L’HOMME DE LUC. - Attention Docteur, j’ai mangé plusieurs êtres avant vous.

Notons au passage que c’est plutôt l’évocation, le commentaire (à rapprocher ici du procédé rhétorique dit de l’hypotypose) et surtout le caractère vivant et débridé de ce « parler clown » – toutes les actions en question (« bombardage », « mangerie » par crimage) ne se déroulant pas forcément sous nous yeux – qui rendent visible, possible ce type de numéros – en bref : tout passe par la parole.

Quant à l’opéré qui gît sur la table de billard, il pourra s’agir d’une figure christique (ce qui apparente presque les « doctusses » à des légionnaires romains), comme aux pages 270-271 du Drame de la vie qui, d’un certain point de vue (cadre médical, rapidité, caractère chorégraphique) semblent annoncer le feuilleton Urgences :

LE DOCTEUR ANESTHESIEN. - Faites entrer l’équipe de tous ceux qui ont le corps à l’endroit […]
LE DOCTEUR DES VIES. - Voyez le groupe de Sizon et Cruciphon. Ce dernier est celui des malades qui a la tête percée par le soldat.
LE DOCTEUR JAMBISTE. - Comme un tuyau qui annonce par son renflement que c’est une femelle qui va sortir, l’Homme de Cruciphon s’adonne à toutes les malpropretés, jette en l’air tout ce qu’il peut avant d’agonir, tremper tout ce qu’il peut dans un blanc débulum.
LE DOCTEUR ANESTHESIEN. - Faites entrer un bocal de formol à finir les actions ! […]
LE MALADE DE CRUCIPHON. - Entrent l’Homme de Vieux, l’Animal Neuf, l’Homme de Huit.
LE DOCTEUR ANESTHESIEN. - Allons, respire, donne au monde encore un poumon ! Donne de l’écusson, vieux Codet, dis le nom !
LE MALADE DE CRUCIPHON. - Cruciphon fut le dieu. Jean Sabatha, donne-moi un peu d’eau à boire. Je donne mon nom à Crucifer. Je suis Jébédusse […], l’Homme qui toujours voulut porter plus bas son nom.
LE DOCTEUR JAMBISTE. - Il tonne contre tout ce qu’il rencontre, somme toujours autrui de faire, brandit sans cesse sa trompe à faire apparaître des actions à l’envers. […]
LE DOCTEUR ANESTHESIEN. - Il crusiphone l’heure de sa fin, c’est un mort qui va comprendre plus rien car c’est le seul de nous à être né sans tuyau ».

Ici, l’absence de tuyau renvoie peut-être au mystère de l’Immaculée Conception mais, quoi qu’il en soit de la question du nombril et du cordon ombilical (cf. « sans »), on assistera juste après – même si l’on se saurait affirmer que cette mort est effective (car il s’agissait peut-être d’une naissance et d’un accouchement) – à une comique oraison funèbre du crucifié en question :

‘LE CHIRURGIEN URGENT. - Il ne pensait toujours qu’en lui, il entendait Siphon et Cruciphon sillonner, il confondait les actions et les appels d’air lancés par sa voix. ’

Dans la même oeuvre, aux pages 208-209, il y avait déjà une sorte de scène(/cène) métaphysico-moliéresque entre Jean Grand Médical et Le Petit Médical qui semblent commenter la mort de l’Homme, l’assemblée des humains étant (pour le veiller ? pour l’achever ?) comme au chevet de Jésus :

JEAN GRAND MEDICAL. – […] Le prisonnier est rendu aux gens blancs. […] Son corps petit devient le plus bel ornement de la fête d’Action.
LE PETIT MEDICAL. - L’homme au fond charcuté entre : il sort de son ventre une pierre. Ces Messieurs de l’Action entrent en trombe : tout le cortège des vivants entoure l’homme.