2.5.3. Le parler clown

Le comique clownesque novarinien n’est pourtant pas juste lié au jeu avec le mot car c’est aussi un comique de situation ; ainsi de cette évocation : « Ruth et Lubin entrent en salutations si véhémentes que le public croit qu’ils ne se sont pas vus depuis mille ans, alors qu’ils viennent tout juste de se quitter en coulisses » (D.V., p. 207).

Nonobstant, c’est surtout par leur manière de s’exprimer que les clowns novariniens nous feront rire ; dans La Lutte des morts par exemple, on pourra lire : « A l’o balustre a se balance, a va tomber, aie- aie ! ». Emettons ici l’hypothèse que l’auteur s’inspire peut-être de la veine clownesque à l’œuvre dans certains poèmes de Jean Tardieu comme celui où il est dit « Où t’es-ti donc, là-bas où ici ? / – Entré les deux, entré les deux, je suis ! ». Cela dit, avec le poème dont est tiré ce dialogue (cf. Le clown et son alter-ego), on est en présence d’un mini-numéro tandis que Novarina, dans La Lutte des morts ou Le Drame de la vie, imagine un ample spectacle où prédomine la « clounerie ».

On note aussi de cocasses et clownesques dialogues de sourds qui rappellent les effets comiques à l’œuvre dans les gags d’Hergé mettant en scène le professeur Tournesol : à « Fox 805, je présume », on oppose en effet « C’est inexact, c’est un Fox » (in O.I.), l’échange rappelant aussi le fameux « Docteur Livingstone, I présume », ce qui ajoute à la drôlerie. Dans cet univers relativement proche de l’enfance, beaucoup de dialogues clownesques pourront également faire songer à certains dispositifs de la pièce En attendant Godot – effets de répétition, relation dominant/dominé (cf. Lucky et Pozzo), scène de la corde, etc. – mais la grosse différence, c’est que chez Beckett, le propos reste syntaxiquement correct voire à peu près compréhensible ; chez Novarina, il arrive qu’on n’y comprenne goutte :

GENERALE MOUSSE. - Que jonffe ce pit ? […]
TITRE. - Son gland d’aleçon. Les aboureux du fous d’l’abîme.

SAPEUR GIRATON. - Huissez mes couinnes !
ADA DJUCKE. - Ora, ora, ora, ora, labora et invenies.
TITRE. - Ces tumulés m’épousent la jappe. […]
SAPEUR GIRATON. - Ah la p’tite foutresse, ses linges ornhés d’dentons m’arrachent le pitre, je m’enrhume !
GENERALE MOUSSE. - Tu t’enrhumes, mon collet ?
SAPEUR GIRATON. - Oui ma p’tite mousse, j’ai l’col qui fraise.
GENERALE MOUSSE. - T’as mal à la pine, mon p’tit gars ?

SAPEUR GIRATON. - J’ai pas mal à la pine, j’ai mal au piton. (L.M. ; p. 398)

C’est dans le rythme, les jeux de mots (cf. « pit », « pitre », « p’tite », « p’tit », « pine », « piton ») et les effets de rimes et d’allitérations qu’on retrouve un peu la manière dont s’expriment les clowns. Pourtant, dans les sujets des numéros (cf. sexe et souffrance, mort, vide, peur, angoisses pascaliennes), il n’y a pas forcément de parallèle à établir – au moins a priori. Ainsi :

HASMUSSE. - Mort ce vautré me débèqu’te !
OROGI. - Il marche en pets : son graisse qui fuite me trousse au pif, Riquet, sortons d’ici, ça m’écœure !
ASMUS. - Le hôm qui mort, c’est pas du beau.

OROGI. - La mort lui entre par devant car il est sorti du monde par derrière.
HASMUS. - Veut plus bouger, son phénomène ! Sa balle c’était du bois et sa tête du cartal.
OROGI. - Il sort de c’t’entonnoir du jussetuberculion.
ASMUS. - Voici son nom : Bigume-Carnaque, chef ingénieur à Poil-du-Pif.
OROGO. - Bécanne ! Hé Loulou, dis-moi si mon souffle veut t’souffler !
HASMUSSE. - Lui fous pas-y la main, lui fous pas-y la main ! (L.M. ; p. 367).

De fait, certains numéros novariniens ont à voir avec la présence d’un mort : les clowns (parfois docteurs) se penchent sur le cas des cadavres, établissent des diagnostics post-mortem et font de comiques oraisons funèbres, ceci sur un mode enfantin, en se posant les questions les plus incongrues, du genre : les êtres inanimés sont-ils comme des choses ? Quand on voit un cada, ne voit-on que du bois ? Est-ce vraiment fini ? Qui a droit à du rab et pourquoi ? Quid du Christ ? Quid de bibi ? Autrui-le-corps va-t-il rester ? Que va-t-il se passer après ? Y a-t-il chez les autruis quelque chose pour bibi ? Est-ce que cela locute encore chez les Laba ? Y a-t-il quelque chose entre l’origine et la mort ? Si la vie vit, existe-t-elle ? Qu’est-ce qui se passe quand on n’y est pas ? Dieu est-il aussi comique que Jésus ? Dieu est-il a) petit, b) minuscule, c) microscopique ? Celui-qui-dit est-il vraiment celui-qui-est ? D’où vient qu’on parle ? Que la viande s’exprime ? Voilà donc le type de question que, tel un enfant (Les bateaux ont-ils des jambes ?) , le personnage novarinien pourra (clownesquement ?) se poser ; il s’agit bien sûr de rire mais ce qui prédomine, c’est l’inquiétude.