3.4. Le cirque des Maladroits

3.4.1. Patatras !

Une des particularités (parfois comique, parfois tragique, souvent les deux) du fabuleux « Cirque Novarina » est que la plupart du temps, les artistes qui s’y produisent échouent lamentablement ; c’est ainsi qu’un grand classique du cirque venu d’Asie ne réussit guère à tel circassien de L’Opérette imaginaire : commence alors (p. 22) la « Chanson des assiettes creuses, chantée par un qui les a renversées » – et le même type de ratage est presque sûr dans Le Babil des classes dangereuses, avec ce cycliste qui, « comme dans les circus du Circus », « fait tourner en toupie trente assiettes sur leurs tranches ». Dans la chanson de Jean à qui il n’est rien arrivé (in Le Discours aux animaux, et repris dans L’Animal du temps à la page 40), il se produit d’ailleurs catastrophe similaire : voulant « montrer mon adresse », ce dernier « [renverse] les assiettes et les plats », faisant une tache sur sa « veste de graisse », ses « pantalons » et ses « jambes de drap » (et sur les « bas » que son « grand-père de laine » lui a « tricoté avant d’mourir violet »). Autres cas d’échecs : « manquer son paso », comme à la page 466 de La Lutte des morts ; les Glady’s échouent aussi, à la page 369 (ratant le « numéro du Sauveur ») et à la page 394, on a encore un numéro raté :

‘Le vieux Gigolini, monté sur son cadet, exécute un premier numéro de clisse. Son vieux joral fuit, la doublure des pantaches lui dépasse par la taille, le coin de la chemise à pan en drap foison dégouline. Echec du numéro. Entrée des savants ».’

Il y a des cas où il vaut mieux ne pas rater le numéro : « Bel acrobate âcre et battu, il va falloir payer ton dû, sinon tu failles, faute de pattes, et tu te fêles sur la piste » (A.V., p. 150). Dans La Lutte des morts et de façon cruelle, il semble qu’on joue sur la polysémie du verbe « exécuter » (cf. s’exécuter / exécuter un numéro / Exécuter un homme) à la page 349, avec ces enfants qui « foutent des coups de palmes » à qui voulait « exécuter quelque chose » (le V. de « Victé » n’annonçant pas la victoire mais sa propre victimisation) tandis que le « tour de piste » de « Lupé », au nom lui-aussi prémonitoire (cf. Lupé /Loupé), se voit « ridiculé », ces mêmes garnements lui appliquant un bonnet « piqué de plumes aux endroits gras ».

Au début du Drame de la vie et dans le cadre d’un dispositif s’apparentant à un oral, des aspirants défilent, dont on juge sévèrement les numéros (chanson de Tuyaude, etc.) ; on tombe sur un recteur peu commode, le Recteur Blond, qui décrète durement : « Enfants mal faits, vous êtes mal faits car vos parents vous ont fait par derrière ! Il vous faut battre, perdre et lutter ! », ce à quoi L’Homme au porc ajoute : « On juge les hommes à leur courage à tomber ».

On a une scène similaire à la page 149 de L’Atelier volant : « Madame Bouche. – Votre représentation n’est pas exacte : reculez d’un pouce et annoncez-vous ! / A. – Ici ? / Le Docteur. – Pas du tout !… Faites d’abord un exploit avec votre corps ! » Rien ne dit qu’A. y parvienne ; de façon plus générale, il semble qu’on ne soit pas capable de grand chose : « Je ne peux pas vous répondre des deux mains » (A.V., p. 76), « Même au couteau je ne peux rien inscrire sur la surface des eaux » (B.C.D., p. 199).

Dans Le Discours aux animaux (p. 206), on s’éloigne carrément du chapiteau pour éviter de faire son numéro : « […] j’ai fui au lieu de franchir la piste ; et avant même qu’on tire à balle sur moi dernier, j’ai quitté le cirque». Dans La Chair de L’homme (p. 201), c’est Bruche Melon qui « manque son tour » (la nature de ce tour n’étant pas précisée). Dans Le Jardin de reconnaissance, même constat d’impuissance puisque c’est sans succès que Clément Sapirien cherche à se remémorer sa vie d’homme (p. 44). Il peut aussi arriver que « le cheval refuse de sauter » : « Par contre, y’m dégoûte de manger des œufs de clowns » (O.I., p. 60), phrase analysée par Pierre Jourde : ici, dit-il, « la profession est prise comme une espèce. On est clown comme on serait dinde »192 – quelques pages avant il commentait : « Incessantes entrées de clowns, tonitruantes , mélodieuses, trébuchantes, larmoyantes, assurées, titubantes. Entrées à peu près toujours ratées aussi, éphémères, presque des sorties. »193 : si ces entrées sont aussi « ratées » qu’ » assurés », c’est peut-être que le numéro l’impose, cela concernant donc également l’acteur qui, pour s’inspirer de Beckett, doit rater toujours mieux les tours qu’il nous propose (mais s’il échoue, c’est pour passer et nous faire passer grâce au rire dans une autre dimension, clownesque, swiftienne, carrollienne et/ou pataphysique).

Notes
192.

Pierre Jourde, « L’Opérette de Valère Novarina, la rédemption par l’idiotie », La littérature sans estomac, op. cit., p. 265.

193.

Ibid, p. 258.