3.4.2. Echec et risque : le Numéro de l’Homme

Marion Chénetier constate elle aussi ce type d’échecs :

On parle souvent de funambules et de voltigeurs dans les œuvres de Novarina. Le lecteur peut en effet avoir cette sensation, en les lisant, de marcher au-dessus du vide, de rester en suspens entre le point de départ et le point d’arrivée, puisque c’est le principe même de la « chute » du texte qui est ici mis en question.
De cet équilibre périlleux naît la tension qui caractérise l’écriture de Novarina, et nous voilà de nouveau du côté des voltigeurs qui, dans La Lutte des morts , ne cessent d’échouer dans l’exécution du numéro du Sauveur (celui qui ressusciterait les mots, les rendrait enfin à la vraie vie ?) : la scène est hilarante et mériterait d’être citée en entier. Ainsi les Glady’s s’engagent à rembourser aux familles « les corps morts qui font l’objet des démonstrations » […]. 194

Nous sommes donc dans un comique « cirque des Maladroits » (C.H., p. 216), les Maladroits étant aussi et surtout les hommes car ce cirque où l’on échoue, c’est la vie même. Il faut dire que le « Numéro de l’Homme » n’est pas des plus faciles à exécuter. Quant au numéro de la résurrection (les Glady’s en savent quelque chose), son exécution s’avère tout à fait impossible, même s’il se dit qu’un Equilibriste de la croix l’aurait un jour réussi.

Dans un autre article, Marion Chénetier semble encore parler du cirque : « Venus rejouer (ou plus exactement raconter) le drame de leur vie, les personnages novariniens entrent en scène comme pour un dernier retour, une dernière pirouette ou une dernière chute» et, partant de ce qu’elle nomme le BCD (c’est à dire Le Babil des classes dangereuses), conclut même son texte par ce paragraphe  :

Sur la piste du cirque, indifféremment piste de bal, s’affrontent les deux natures antagonistes de la parole et de la mort. Les entrées et les sorties des acteurs, la succession et l’entrelacement des « numéros » verbaux (acrobaties inouïes de la bouche et de la pensée seulement, c’est ce qu’annonce clairement l’ouverture de la pièce : « LABIUS. - Et maintenant, les coulisses du numéro le plus difficile du monde !… Les fantaisistes s’exercent avant d’entrer en piste. ») donnent au texte son véritable tempo : une cadence de travail soutenue, un effort physique violent continu, auxquels les rappels à l’ordre de Bouche-Oreille et consorts ne concèdent aucun ralentissement, aucune pause. Bien au contraire, les sommations inquisitrices des « voix extérieures » de toutes sortes accélèrent le défilé des pantins et multiplient les numéros, cette prolifération étant, de l’aveu de l’auteur, la base même de la structure du texte : « C’est à force de multiplication infinie que la symétrie surgit. » L’architecture naît du rythme de la matière accumulée puis soufflée. 195

Sur la question du risque (thème à rapprocher du jeu avec le vide et du déséquilibre et qui concerne aussi le travail sur la langue), citons également Christine Ramat :

Le cirque est bien d’abord le dispositif spectaculaire d’un geste négatif qui met la langue et le théâtre en danger. « Langue sans fil, tombe sans filet » scande V. Novarina dans « Le Drame dans la langue française » […]
Que ce soit dans
Le Babil des classes dangereuses ou dans La Lutte des morts, le cirque procède à la mise en scène d’une catastrophe théâtrale et d’une défiguration comique des structures codifiées de la représentation mimétique. Emblématique d’une dramaturgie qui s’émancipe des structures discursives narratives de type linéaire, le « cirque clinique », comme l’appelle V.Novarina en parlant de La Lutte des morts, devient le théâtre de l’accident spectaculaire. 196

Il nous faudrait aussi, ici, citer ceci – qui est de Marie-José Mondzain: « Je ne connais pas depuis Artaud qui souffrait d’une tout autre folie, un tel risque pris sur la scène des mots qui en finissent avec la vie pour nous faire naître ou plutôt pour nous faire souverains de notre premier et de notre dernier cri ».197

C’est pour cela que Novarina a besoin du cirque : c’est littéralement la scène du risque, le lieu de tous les dangers : la rhétorique circassienne (peur du vide et/ou du ridicule, perte de l’équilibre, chute toujours possible, numéro à refaire, angoisse d’échouer à nouveau, etc.) est sans doute le plus satisfaisant des cadres pour mettre en scène le risque – nous sommes sûr qu’il l’a remarqué : si l’on veut bien partir d’une graphie phonétique , CIRQUE est une anagramme de RISQUE – plus qu’une simple coïncidence, il s’agit là d’un hasard objectif, et peut-être même (à l’instar de DIEU/VIDE) beaucoup plus que cela.

Quant à Christian Hutin, il ira jusqu’à qualifier le cirque Novarina de « Barnum cosmique »198. De fait et comme le « Stade d’action », le cirque – qui, à l’image du théâtre, est un « lieu ou l’homme joue à l’homme » – se présente finalement comme une nouvelle et efficace métaphore de la vie, de l’existence humaine – d’aucuns réussissent leur(s) tour(s) de piste et d’autres, un peu moins... Ici, il y a peut-être même comme un cycle, une roue (karmique ?), un roulement ; la chose est bellement exprimée, nous semble-t-il, dans cette métaphore du Jardin de reconnaissance (p. 73) : « plusieurs personnes manquent et réussissent, manquent et réussissent le Numéro de l’homme ».

Notes
194.

Marion Chénetier, « Petit débat avec La Lutte des morts », Europe, op. cit., p. 143.

195.

Marion Chénetier, « L’Architecture du souffle », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 96.

196.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., p. 136.

197.

Marie-José Mondzain, « Mort à la mort ! », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 320.

198.

Christian Hutin, « Une Maladie », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 294.