2.3. Roule plus vite, Cortigon !

Sur le bord de la route et « le tour [approchant] de son terme », des « frégolins poussent des hourras » (ce mot étant peut-être un "fridolins" retravaillé) et lancent aux concurrents « Avance, Ada ! » (ou « Avance, Lantise ! ») lorsqu’ils ne font pas des commentaires définitifs du genre : « C’est ici que Jeandusse mangea la borne de vérité » (L.M., p. 483). Même jeu à la page 485 : « Souque, Cortage, souque ! », « Roule plus vite, Cortigon ! » et « Croule plus vite, Corniton ! » Qui court ici ? Il semble que ce soit également « souque », « roule » et « croule », ce dernier terme indiquant que la fin (mort ? retraite ? ligne d’arrivée ?) est proche ; bref, le verbe est un vélo qui se modifie aussi. Enfin, dans les pages qui suivent, on aura d’autres encouragements cocasses : « Hache, Mendar, taille ta anse ! » (p. 493), « Chrême bon, Lucien » (p. 494), « Râche pas l’bollu ! » (p. 496), « Gambe Serjus, lampe tout seul ! » (p. 497), « Cortage, Malleton ! » (p. 498), « Mouille ta hure, mon Landré ! » (p. 499) , autant d’expressions où l’on entend plus ou moins "Courage !", "Mouille le maillot !", "Tiens bon !" "Lâche pas l’affaire !", c’est à dire celles qu’utilisent les spectateurs qui, sur les bords des routes de France, encouragent les valeureux cyclistes du Tour.

Aucun de ces mots ne veut tomber dans le ravin de l’oubli ; il s’agit plutôt d’essayer de traverser les années comme autant de lignes d’arrivée – mais l’ambiguïté, c’est que la course concerne également des patronymes : cela se confond, l’enjeu est exactement le même : il s’agit de durer et de rester en vie et/ou sur le vélo mais peut-être aussi de laisser des traces, de semer des graines et/ou de passer à la postérité.

Bref, il semblerait qu’il soit possible de résumer La Lutte des morts à partir d’un fil conducteur, d’un liant socio-sportif, qui serait le Tour –la France pouvant alors devenir la « Phrase » (p. 430). Cela dit, ce Tour de France concerne aussi et surtout le temps qui passe : il est l’occasion de faire un bilan de l’évolution de la langue, dimension que nous étudierons plus loin.

Pierre Vilar, dit même « considérer le discours de Novarina comme un appareil de type encyclopédique […] appelant un changement de braquet dans l’usage des rayons » :

Un encyclotourisme, en somme, la spécialité d’Ulysse mais façon tour de France, par étapes. Avec ses passages pentus tout-terrain, ses ascensions fameuses et ses courses de plat. Ses crevaisons aussi, et ses chutes 202 .

Terminons en disant que l’idée d’un tour de France est peut-être aussi un nouvel emprunt à Rabelais nous proposant, lui, dans Pantagruel (au chapitre V), un tour de France des universités, les étapes les plus notables étant Montpellier, le » pont du Guard », Maillezays, Bourges et Orléans – Orléans où le géant, soucieux de ne point se « rompre la teste a estudier (« de peur que la veue ne luy diminuast ») stoppe sa quête pour pratiquer avec « force rustres descholliers » un sport proprement dit (la paume) et « si bien quil en estoit maîstre » (constatons-le au passage : l’étudiant rabelaisien annonce un peu L’Ecolier Sacripant).

Il se pourrait que Novarina se soit également souvenu des Mythologies de Roland Barthes (un de ses parrains littéraires) ; ce dernier disait en effet :

« Le Tour est un conflit incertain d’essences certaines » ; la nature, les mœurs, la littérature et les règlements mettent successivement ces essences en rapport : comme des atomes, elles se frôlent, s’accrochent, se repoussent, et c’est de ce jeu que naît l’épopée. 203  

Chez Novarina, essences et atomes sont des mots ; plus encore que Barthes, il ramène tout au langage et au jeu des langues entre elles (abandons, décrochages, échappées, rapprochements inespérées, collisions meurtrières, etc.) : le résultat est une sorte d’» épopée étymologique » où le temps qui passe ne passe jamais inaperçu, fonctionnant même parfois comme une faux impitoyable.

Référence moins prestigieuse sans doute (après Barthes et Rabelais), une récente publicité radiophonique eut l’idée très novarinienne d’une course opposant des mots d’argot désignant l’argent : c’est « thune » qui l’emporte in fine (devant « pognon», « pépettes », « blé », « fraîche », « oseille » et « flouse ») mais il est révélateur (c’est un signe des temps et l’illustration parfaite de ce que dit Novarina) que "jonquaille", "pèze" et "grisbi", jugés peut-être déjà dépassés, n’aient même pas été retenus pour figurer sur la ligne de départ.

Notes
202.

Pierre Vilar, « Babil et bibale », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 26.

203.

Roland Barthes, « Le Tour de France comme épopée », Mythologies, Seuil, Saint Amand, 1970, p. 118.