3.2. L’art du commentaire : entre Léon Zitrone et Alfred Jarry

3.2.1. Merdélonique-Boucha contre Lerbélonique-Houcha

Avant d’entrer dans le vif du sujet en évoquant l’art du commentaire sportif, il faut d’abord affirmer avec force que ce dernier constitue un genre littéraire et théâtral à part entière où tout journaliste n’est pas capable d’exceller. Or, le style novarinien, dans sa rapidité, sa vivacité, lui ressemble grandement ; l’auteur semble même lui emprunter beaucoup – ainsi, dans Le Drame de la vie :

‘[…] à l’entracte, le score était toujours de deux à deux et la partie fut annulée. On renvoya dos à dos les groupes de Merdélonique-Boucha contre Lerbélonique-Houcha. […] Du trou mixte, il passe alors à la technique du trou Simplex qui parvint du fond de la France du Sud sur un camion bâché pour pénétrer au centre du Stade d’Action […].(p. 254). ’

Plus loin, le match se transforme en course : « La suite de l’action se joue dans la course départementale du circuit Jean Ducub. Coureur Abdron dépasse Jean le Groupiste qui dépasse Jean Chaillot qui dépasse Jean Rien Novarina qui entre, les dépasse tous les deux et tombe. L’arbitre le ramasse et le fend. ». Le commentaire sportif et même zitronesque (ici appliqué à une course) sera par ailleurs associé au commentaire de type boursier dans L’Atelier volant :

‘[…] les chemises montent, le prix des chaussures monte et dépasse déjà d’une tête celui des gants, le pantalon augmente, seule la corde reste à un prix abordable ! (p. 77).’

Mais surtout, les actions décrites ont souvent à voir, directement, explicitement, avec la chose sportive. D’ailleurs, ici, même l’onomastique porte la marque du sport : le  lob par exemple se retrouve dans des noms comme « Lobé » (D.V., p. 240), « Le Lobe » (D.V., p. 240) et « Lobé Troudu » (D.V., p. 221), ce qui renvoie tout à la fois aux oreilles/orilles et aux sports de balle en général – idem pour la phrase étrange : « Il lobe l’énormité du trou bleu » (D.V., p. 226). Quant au cadre évoqué, c’est souvent celui d’un stade : il y a un public, de l’ambiance (« hurrah » !) et un hymne (p.22). Dans un même ordre d’idée, l’athlétisme est présentée à travers l’épreuve de « lancer du son ut » et on aura la description suivante : « Le lanceur respire, se tasse et pousse » (p. 22) ; ici, il s’agit sans doute de se relancer, de relancer la machine-soi, « ut » étant comme une clé permettant de remonter le mécanisme pour qu’il refonctionne comme au premier jour – on reparle encore de « pousser le son ut » dans L’Acte inconnu (p. 18).

Dans La Chair de l’homme (p. 200 et suite), il y a un très beau commentaire sportif : c’est celui de la liste de Thonon : comme pour le commentaire d’épreuves d’athlétisme (qui concerne des sports tous très différents), on a en effet une vision panoramique et on passe très vite d’une action à l’autre : le rythme est enlevé et on pourra même se sentir emporté par le mouvement qui est à l’œuvre).

Dans un autre passage (pp. 369-370), certains enchaînements de phrases(/passes) pourront rappeler le commentaire sportif appliqué aux jeux de balles. Sans comparer les Précédents en corps et morceaux à Thierry Roland et à Jean-Michel Larqué, on pourra en effet estimer que le mouvement qui suit est, dans le principe, en terme de rythme rapide et d’allusions à la vitesse (« vélocité », « modifié sa vitesse », « soudain », « dépassement dont il est l’objet »), de contacts (?) plus ou moins rugueux (« percute », « rencontre la trajectoire », « érafle la carrosserie ») et de retours partiels de noms (Vidal, Réaud, Firmin, Jeangusse, Scorbalisson, Trophique, Silouin, Louicambre, l’Eléphantier, L’Extravagle) à rapprocher du commentaire animé d’un match de football, plein de surprises et de rebondissements – mais citons donc le passage en entier de manière à illustrer pleinement notre propos :

‘[…] l’Eléphantier met en joue Jeanjean Réaud pendant que Firmin Trophique loue un vélo au Ponçonnier Gilbert et que Cerpalosson désire se venger de l’Extravagle, tandis que Jean Luisance éteint l’ardeur de Jean Trophant ; au même moment Jean Cadulong vole une pomme à Jean Sablique à la minute même ou Canalarara surpasse Vidal-Jeangusse en vélocité, tandis que Vidal l’Eléphantier adresse de nouveau une lettre au Louicambre, là même ou Léon Vidal-Quiridal donne la permission à Jeanjean Lambier-Captif de prendre l’adresse de Malerdème Silouin ; Folicambre Rhéon ne retrouve pas le nom de Son Vélétrier pendant que Vidal-Vidal François Luisance se souvient de L’Enfant de Jeanguseau qui fait semblant un instant de modifier sa vitesse et que Jeangusse-Jeangusse percute Scorbalisson ; le Ponçonnier Gilbert imite la lenteur de Jean Languisse et de Réaud-Réaud, mais Jeangusse met en joue L’Eléphantier Vidal, et Vidal-Vidal loue un vélo à l’Extravagle qui désire une fois de plus se venger de Firmin Trophique tandis que Jeangusse-Jeangusse allume Vénétrier à Vidal-Visage, puis l’ensemble des gens va voir Vénus : le Blanc surpasse Louicambre qui rencontre la trajectoire de Vidal-Vidal L’Eléphantier mais Mélerdélème-Silouin donne à Jeanjean Jamblier-Captif un faux espoir terrestre au lieu de l’adresse du Vrai-Vénêtrier : alors l’Extravagle érafle soudain la carrosserie de Son Usier qui ne retrouve pas le numéro de Jeanne Vidal-Luisance qui ne se souvient plus de ce qu’il y a entre Jeanne Trophant et Jean Trohant, lequel fait semblant d’ignorer le dépassement dont il est l’objet en ne modifiant que très légèrement sa vitesse tandis que lentement-lentement-lentement Jeangusse-Jeangusse percute Jeanjean Scorbalisson qui exécute le numéro de la mort. Tous enjambent la porte.’

La différence fondamentale entre cette description d’actions diverses et le commentaire d’une rencontre sportive est qu’ici, il n’y ni camps opposés ni arbitre ni même ballon ; ce qui est en jeu, dirait peut-être l’auteur, c’est cette « coquine de parole ».