5. Le lancer de paroles et les rubans d’Agnès

5.1. Défi, contre-attaque et opposition à autrui

5.1.1. Joutes verbales ou dialogues de sourds ?

Si l’opposition, la confrontation, est le propre du sport, c’est aussi le cas de la joute verbale voire de la capoera brésilienne (qui se situe à l’intersection de la danse et de l’art martial) et du rap lorsqu’il se pratique dans le cadre d’un battle (quant au slam, le mot est à rapprocher de chelem) ou encore du match de tchatche tel que pratiqué par les Fabulous Troubadors, à savoir (dixit Claude Sicre) comme un sport poétique, mais qui relèverait plus du tennis de table que du squatch, comme c’est le cas chez Novarina.

De fait, il n’y a pas vraiment chez lui de joutes verbales proprement dites (d’acteur à acteur), de confrontations (de personnage à personnage) comme il y en a chez Aristophane (dans Les Nuées, entre Strepsiade et Phidippide), chez Rabelais (dans Pantagruel, entre Baisecul et Humevesne), chez Molière (dans Les Femmes savantes, entre Vadius et Trissotin ou Le Misanthrope, entre Alceste et Oronte), chez Beckett (dans En attendant Godot, entre Vladimir et Estragon), chez Tardieu (entre Monsieur et Monsieur) sans oublier Pagnol (dans Le Schpountz, entre Irénée et son oncle), et le Dubillard des Diablogues ou même le Tarantino de True romance : rien de cet ordre chez Novarina, même si le rythme de toutes ces joutes, soulevons ce paradoxe, est logodynamique en diable. Chez lui en effet, il y a plutôt défi implicite lancé à l’homme, à autrui, à autrui-le-corps, à la société sous la forme d’un lancer répété de paroles : cela ne s’arrête, l’œuvre fonctionnant presque comme une Machine à dire non.

Dans ce théâtre, on parle donc aussi pour refuser, dire non, s’opposer à Boucot, à un pouvoir, à une institution. Si la viande s’exprime, c’est essentiellement pour faire le constat terrible que « [la] lumière nuit », que « [le] temps nous tue avec amour » et crier « Mort à la mort ! ». Il est donc assez logique qu’il y ait chez lui toute une rhétorique du refus. Refus de l’entropie, et refus de « tout ce qui vient mordre ». Peut-être sommes-nous finalement en présence d’un Petit Poucet aux poches pleines de pièces de théâtre qui, à l’image de l’humanité toute entière, refuse de se laisser croquer tout cru par le tout-puissant Chronogre – son œuvre ayant au fond la même fonction salvatrice que les cailloux et les bottes de sept lieues pour le personnage de Perrault. Quant aux personnages, ils ne s’opposent jamais vraiment : on assiste plus à des dialogues de sourds qu’à des joutes verbales : ils en sont tous au même point, seuls face à Dieu – or, le dialogue avec ce dernier n’est pas très évident. Dans Le Drame de la vie par exemple, on ne prend même pas le temps de s’opposer autrui : on le « crime » carrément pour lui prendre sa place.

Pourtant, la question de savoir s’il y a quand même des dialogues (ou pas du tout) reste difficile à étudier : s’il y a opposition, c’est entre soi et soi (un peu comme chez Tardieu), soi et son corps, soi et le Verbe, soi et les mots (un peu comme dans L’innommable),soi et l’origine ou soi et la mort – encore que sur ce « soi », il y aurait beaucoup à dire. Autrui pose certes problème, mais surtout en tant qu’il dit « je » lui-aussi (nous reviendrons plus tard sur toutes ces questions).