5.3. Sport et poésie 

5.3.1. Une gymnastique rythmique et sportive

De manière moins subjective, constatons que l’image du tuyau (le livre ? la bouche ?) revient très souvent sous la plume de Novarina . En fait, ce tuyau, c’est essentiellement l’acteur. Or, comme le général de Gaulle, le commentateur sportif Eugène Saccomano ou le chanteur Claude Nougaro, les acteurs novariniens possèdent le pouvoir quasi-magique de rendre les mots concrets. La chose est d’autant plus remarquable lorsqu’on les écoute à la radio – un médium qui fait partie à part entière des supports utilisés par Novarina.

Bien sûr, cette impression est relativement subjective. Mais il est bel et bien constatable par tous que certaines voix passent mieux que d’autres et percutent/performent de façon presque concrète, prenante et comme envoûtante, magique voire chamanique : on l’a dit de De Gaulle lors de l’appel du dix-huit juin (voire de Malraux pour les obsèques de Jean Moulin) ; mais pourquoi pas d’Agnès Sourdillon dans L’Ecole des Femmes ?

En effet, la métaphore du ruban de parole, à l’œuvre dans certain jeu de scène de L’Origine rouge, nous paraît pouvoir être réalisée par l’actrice : ses paroles, une fois projetées dans l’espace, peuvent donner l’illusion d’un mouvement, d’une autonomie ; ils peuvent changer de direction en cours de route, et faire des sortes de zigzags très inattendus. Dans Le Jardin de reconnaissance, pièce où elle joua, ce qu’on pourrait nommer le Numéro du Ruban nous est d’ailleurs présenté comme un tour de magie : « Voyez votre parole sortir de votre bouche en sang comme un ruban ensanglanté. Elle monte et elle descend. Tirez ça dans l’air, en vrais sons, et offrez-la-moi » (p.27).

Si ce numéro du ruban s’intègre parfaitement au Cirque de la Cruauté novarinien, il nous évoque encore un sport olympique relevant de la discipline multiforme (car elle comporte aussi l’épreuve des massues, du ballon et du cerceau) dite de la gymnastique rythmique et sportive, et à mettre en relation directe avec l’art de la danse – et de la musique.

C’est que le jeu vocal, très rythmé, de certains acteurs s’apparente au chant, voire au swing. Cette dimension intéresse Novarina qui mêle volontiers musique et parole et fait toujours appel à un même type d’acteurs-chanteurs. Ces derniers doivent nous entraîner dans une ronde de mots, une farandole de paroles, un rigodon endiablé… Ils doivent aussi nous faire sentir, toucher le caractère concret de la Parole, nous donner à voir le langage : « Toute la parole n’est qu’un visible et à la fois invisible morceau du corps ». Pourtant, le ruban en question n’est pas toujours invisible : « Son parle tout bleu lui sort par l’orifice » (L.M., p. 345), le bleu étant une couleur que Novarina utilise peu-être autant que Dubuffet dans son œuvre picturale.

« Ceci est mon corps ! » nous signifie l’acteur ; il ne nous reste plus, en tant que spectateur qu’à « assister au son émis » (C.H., p. 80) et à suivre « la trace que font les mots dans l’air » (C.H., p. 64). A nous d’accuser réception de cette offrande et de savoir l’apprécier à sa juste valeur.