5.3.2. Souffle et athlétisme

Pour attraper cette parole, il n’existe pas d’appeau ni de gant de base-ball. L’appeau, le gant de base-ball, c’est soi : nous devons être réceptif, à l’écoute. Il s’agit d’une communion, d’un travail d’équipe, d’une messe ou d’une scène ouverte : la parole est comme un témoin, un ballon de rugby passant de mains en mains. De façon très cohérente, propulsion et jet seront des thèmes novariniens par excellence, la sarbacane jouant ici un rôle primordial, fondateur : c’est par un « coup sarbacant » que la vie nous fut assénée et nous fit « tubes parlants » (D.V., p. 40). On peut aussi penser au phénomène de l’éjaculation, comme lorsqu’il est dit, dans Le Drame de la vie : « Son père d’un jet saccadant l’étronisa » (D.V., p. 115) ; au delà de l’analogie rabelaisienne « étronisa » / « intronisa », constatons celle existant entre « jet saccadant » et « coup sarbacant ». Mais la propulsion peut également concerner des substances gazeuses : « Il péta à la figure de son père un gaz mortel qui l’asphyxia » (D.V., p. 46). Ailleurs (D.V., p. 45), on parle d’un qui a « détruit son géniteur d’un pet ».

Le jet/pet aura souvent à voir avec la violence de l’enfantement : « Ils furent les fils de Gisèle Obret qui les entra puis les sortit, les fils d’elle qui les péta dans ce monde où ils furent vite soufflés » (D.V., p. 114) ; on le voit dans ce cas : s’il y a un souffle de vie, il y aussi un souffle de mort, ce souffle emportant ici les fils de Gisèle Obret comme autant de fétus(/fœtus) de paille). Vent violent et souffle de vie composent une rhétorique assez rabelaisienne que l’on retrouve dans La Lutte des morts : « aïe au jet ! » (p. 400) ; on se méfie du jet, il fait mal, on cherche à s’en protéger (« Saint Trou d’la barre, coincez son jet »). On ne le maîtrise pas toujours : « Les jets leur sortent par les têtes » (p. 407). A la page 352, on parlera d’un « Jet qui l’électrique » : il « électrique » dans le sens où il permet la vie mais cela est ambigu car dans « électrique », on entend « électrochoc » et dans « Jet qui l’ » : Jekyll, double de Hyde et cousin de Frankenstein. Quoi qu’il en soit, c’est donc un jet (sperme, souffle, électricité) qui permettrait qu’on soit. La violence du jet renvoie encore au désir : « on pense qu’à saccoupler urgealement sous l’jet fort » (L.M., p. 526). Dans Le Babil des classes dangereuses (p. 214) est évoquée une autre modalité d’accouchement : « Je suis né de la gorge à son », c’est à dire sans doute : né d’une bouche, homme et mot se confondant ici. C’est que chez Novarina, on « sort des sons, des ut, des "la" poussés » : on les sort mais en sort-on ? Il nous faut faire effort et essorer la question avant que d’y répondre…

Dans L’Architecture du souffle, Marion Chénetier se prononce bien mieux que nous sur l’importance du jet qui « revient fréquemment dans le texte » et « prolonge l’image du ut inouï poussé par ceux-mêmes qu’on est en train de faire taire [de tuer] ». Puis, elle propose ce développement :

Plus généralement, le jet est ce qui sort des corps, jet d’urine, jet de sang ; ce qui sort des bouches, jet de paroles (« jette ta sentence Dajet, « ce nourisson vient d’ex-sortir d’un corps de vif, vient s’ahoucher à la bouche même qui jette son. » « Que veut dire Laban par ses jets ? Rientibus. A bu à mort. Parle rébus. Est tout saoul. ») ; voire le jet du corps lui-même (cf. le suicide de Laban). Le jet, c’est la dépense vraie, celle qui coûte quelque chose. La parole est consubstancielle à cette dépense physique, elle n’est pas séparée du corps en mouvement, en travail. L’introduction le formule explicitement, en qualifiant ainsi celui qui, par excellence, pratique l’exercice de la parole : « Le spectacle représente l’acteur au travail. « Adramélech à son tour, au moment de prendre la parole, est ainsi décrit : « Le travail à l’état pur […] Son monologue, il est massif. Au travail ! 207

Dans un des passages cités par Marion Chénetier, on aura peut-être remarqué la ressemblance troublante entre « sentence » et « semence » (et, par ailleurs, que le « monologue » est dit « massif ») ; c’est que le « jet », ici d’une sentence, concerne surtout le(s) mot(s) : constatons que, de par le fait, le jeu d’acteur consiste en partie en un jet plus ou moins continu de paroles, jeu et jet étant d’ailleurs deux mots étrangement semblables.

Ici encore, le sport (ou disons la notion de sport) n’est pas très loin : « L’acteur qui parle, le mot est son projectile » (P.M., p. 8). A la suite de Marion Chénetier, notons encore le méprisant « Ce peuple, de ses jets, contrefait notre langue » (B.C.D., p. 312), la phrase « Il s’est exprimé par les mots qu’il a soufflés » (D.V., p. 116), les « polochoneries de jets parlés » (C.H. ; p. 288) et cette série d’injonctions : « Lance ton clapus […] Jette ton sabère […] Chante ta chtante ! […] plante ta chanson ! » (L.M., p. 337). Enfin, dans L’Atelier volant, on évoque le peu olympique « lancer de serpentin » (p. 10).

Quant au souffle de vie qui permet le « jet sarbacant », il peut donc également permettre la musique (cf. flûte, ocarina) et la parole d’une façon générale. Le jet peut aussi se faire véritable poussée demandant un effort quasi-athlétique (un peu comme pour un accouchement). Pour le lancer proprement dit (de poids, de disque, de javelot), c’est d’ailleurs un sport à part entière – et au fond, le métier d’acteur pourrait peut-être figurer aux Jeux Olympiques : il semble en effet que ces « athlètes du sentiment » et de la parole y auraient leur place. Au fond, on pourrait presque ici inventer deux nouvelles disciplines : celles du marathon langagier (l’expression s’appliquant assez bien au Drame de la vie à La Chair de l’homme ou à L’Acte inconnus) et de l’athlétisme théâtral – chose révélatrice : les acteurs de Novarina sont souvent exténués après le spectacle (fatigue se constatant aussi chez certains spectateurs).

Pour en revenir au jet, constatons que c’est un thème éminemment performatif : on peut de fait jeter des sorts, lancer des injures, des piques, des quolibets, une pétition, l’anathème ou bien relancer le débat – et c’est sur ce principe que le dessinateur Edika, maître du coq à l’âne et de la mise en abyme, eut un jour l’idée d’un dessin novarinien en diable avec un athlétique « Lanceur de rumeurs » lançant en effet des bouts de phrases ou d’expressions telles que « Tu connais la dernière », « Il paraît que », etc. A sa manière, le dramaturge retravaille donc toutes ces figures, tout à fait comme il le fait pour la religion, le cirque ou la nourriture).

Notes
207.

Marion Chénetier, « L’architecture du souffle », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 84.