Au fond, si l’on voulait vraiment associer le travail de Novarina à un sport, la métaphore du lancer conviendrait peut-être moins que celle du billard – ce sport étant d’ailleurs représenté : « L’avenir, c’est du billard » s’exclame-t-on dans L’Origine rouge (p. 187) –, l’auteur insufflant un certain mouvement à la parole tandis qu’acteurs, spectateurs et décor même fonctionneraient un peu comme des bandes, pour utiliser un terme technique.
L’image choisie, cette idée de billard, pourrait encore nous servir pour expliquer le rapport novarinien au personnage : au fond, le vrai personnage est la langue même, rebondissant partout, insaisissable, absente et présente, se dérobant toujours et en cela parfois énervante à l’image d’une insaisissable superballe qui s’appellerait Dieu (à moins que nous soyons sur une piste noire où la parole esquive les mots, passant entre et slalomant, tout en narguant superbement Boucot).
Pourtant, la métaphore du billard ne rend pas pleinement compte de la vitesse à laquelle se propage la parole et il se trouve que l’auteur (qui n’a pas pensé au flipper) en a inventé une autre, bien plus satisfaisante : « le théâtre est une salle de squatch, un cloître où l’on rit […] Le match est toujours différent » : c’est ce qu’il déclara à l’occasion d’une interview pour France Culture. L’idée est un peu reprise dans L’Envers de l’esprit :
‘Le langage obéit aux yeux de tous à la physique des fluides : il agit dans l’air et miroite par rebonds sur les murs – et énigmes, coups répercutés dans la caverne du langage.’Or, l’écrivain est finalement (comme les acteurs et les spectateurs), à l’image des bandes de billard ou des murs de la salle de squatch : il est lui-aussi traversé par la parole et joué par elle, comme un instrument à vent : à lui de se dessaisir de son ego pour que le match (aventure et représentation) puisse commencer. Quant à ce qu’il nomme « logodynamique », le mot s’applique aussi à la difficile étude de la « trace que font les mots dans l’air », dans l’air et plus exactement dans l’espace étrange de cette salle de squatch qu’est le théâtre. Quant au phénomène étrange qui consiste a être parlé/joué, il a été évoqué par un humoriste très proche du dramaturge qui à l’occasion d’une émission radiophonique expliquait :
‘ Ça se fait de soi-même […] Ça me vient […] C’est un jeu […] Et les mots viennent quelque fois… aériens… Y a une magie […] C’est ça. Ça peut pas être autrement. 208 ’Or, si la magie de cette parole qui s’impose à soi de façon si concrète (« Ça peut pas être autrement ») se retrouve en effet dans les sketches poétiques de ce maître de l’absurde, elle se retrouve aussi, tout naturellement, dans certaines métaphores novariniennes à travers lesquelles est justement rendu compte de cette magie concrète de la parole – et c’est même un des aspects les plus importants et les plus originaux de sa rhétorique que cette mise en valeur de son personnage principal. Cela posé, Raymond Devos nous parle ici d’un jeu qui ne laisse pas de le troubler tandis que Novarina, dans ce qu’il propose in fine, nous paraît plus du côté d’un (?) sport d’équipe et/ou de combat voire de l’athlétisme en général, avec l’idée d’exigence et de discipline que contient le mot. Quoi qu’il en soit, on pourra être sensible à un certain renouvellement rhétorique et théorique de la manière d’aborder la question de l’inspiration de la part du dramaturge, même s’il y a aussi retour à toute une tradition très ancienne (biblique notamment).
Raymond Devos, « Le téléphone sonne », France Inter, le 7 novembre 2002 (l’humoriste ressemble encore à Novarina par sa manière concrète de se balader dans le langage comme dans une forêt en déconstruisant certaines expressions ou en les prenant au sérieux ou au pied de la lettre).