5.4.2. Réception des paroles et rôle des spectateurs

Quant au récepteur de la balle de base-ball, il faudrait également en parler. C’est peut-être l’acteur le plus comique. Comique, son désarçonnement. Nulle boussole ne saurait ici lui venir en aide. C’est que Novarina est un excessif : l’écart avec un théâtre de facture classique est ici trop énorme. Par Le Drame de la vie et en poursuivant son échappée, il a fait le trou (mais c’est aussi une question de braquet) : ces termes de jargon cycliste, utilisés par un de ses admirateurs, peuvent donner une idée de la route parcourue et de la trace que cette œuvre si novatrice laissera dans l’histoire du théâtre et de la littérature. Comme le lecteur, le spectateur n’est donc pas toujours à même d’encaisser mais il peut aussi parvenir à accompagner le coup, pour utiliser cette fois des termes de boxe.

Il y a en fait une infinité de réactions possibles face à tant de nouveauté. D’une manière un peu empirique, on pourrait d’ailleurs essayer, quitte à sortir un peu de notre sujet (mais est-ce si sûr ?), de décrire rapidement les différents types de spectateurs novariniens : il y a ceux qui sont venus parce qu’ils ont pu bénéficier de places gratuites mais qui ne supportent pas le choc et partent en grappes au bout de vingt minutes ; il y a le prétentieux qui se dit narcissiquement que contrairement à la grossière populace qui se passionne pour Loft-Story et Michel Drucker, il est, lui, capable d’apprécier un théâtre exigeant et demandant des efforts ; il y a le spectateur par trop cartésien qui se torture en voulant absolument trouver le sens de l’œuvre ; il y a parfois l’auteur lui-même qui, dans la salle, assiste à sa propre pièce pour visiter à nouveau la forêt de ses (?) mots ; il y a l’amateur de cirque sensible aux numéros des comédiens ; il y a l’adepte du slam frappé par les correspondances fondamentales existant entre le flow et la logodynamique ; enfin, il y a éventuellement les scolaires et dans ces scolaires, on peut recenser les trois profils suivants : l’élève qui, attentif, voire scotché, ne concevait pas jusqu’alors qu’un tel théâtre fût possible (et qui reviendra sans doute), l’élève cinéphile qui établit avec raison des correspondances entre ce qu’il voit et l’univers enfantin-sophistiqué d’un Tim Burton (avec, dans les deux cas, cette impression de solitude que peuvent dégager les personnages), l’élève qui voudrait bien sortir de la salle mais qui a peur de la réaction de son professeur de français. Bref, et pour citer la dernière phrase de La Peau de Chagrin : « c’est, si vous voulez, la société ».

Mais tous ces spectateurs ont un point commun : ils ne comprennent rien. Ici, qu’il nous soit encore permis de généraliser quelque peu : au début, on essaie de se raccrocher au branches et de sauver les meubles en mettant à profit toutes ses connaissances livresques et en tâchant de prendre un maximum de recul par rapport à ce flot de mots parfaitement incompréhensibles. Mais au bout d’un moment, on réalise que tous ces efforts sont vains, dérisoires ; cette situation est en somme assez comique : on peut rire de soi essayant de comprendre. Cela peut déboucher sur des questions plus générales voire philosophiques : pourquoi chercher à comprendre ? Quel intérêt peut-on vraiment y trouver ? D’où nous vient donc cette absurde obsession ? Et c’est en somme toute notre vision du monde qui est remise en question.