1.2. Une forme de terreur sacrée

Pour comprendre que les troublantes métaphores en question, celles d’une parole rendue (?) concrète, ne sont peut-être pas juste des métaphores, nos catégories européennes ne sont pas forcément opératoires, se révélant parfois rigides. C’est ainsi qu’Artaud, a son retour du Mexique, a su trouver les mots pour nous expliquer le "boire Ciguri" des Tarahumaras :

CIGURI est un nom que les oreilles indiennes n’aiment guère à entendre prononcer […] « ils en ont peur ». - Or je me rendis compte que […] ce mot éveille chez eux le sens du sacré d’une manière que la conscience européenne ne connaît plus, et c’est ce qui est tout son malheur car ici l’homme ne respecte plus rien. Et la suite d’attitudes que le jeune indien prit devant mes yeux lorsque je prononçais le mot de CIGURI m’a appris bien des choses sur les possibilités de la conscience humaine quand elle a conservé le sentiment de Dieu. 209

Plus loin dans son récit, Artaud précise : « Ciguri est le Dieu de la Prescience du Juste, de l’équilibre et du contrôle de soi. – Qui a bu "véritablement" Ciguri, […], sait comment les choses sont faites et il ne peut plus perdre la raison parce que c’est Dieu qui est dans ses nerfs, et c’est de là qu’il les conduit. ». Dans ce texte d’Artaud, on peut éprouver le sentiment troublant (mais peut-être n’est-ce là qu’une impression subjective), que c’est le mot même (éventuellement écrit en majuscule) qui effraie les Tarahumaras, et que par ailleurs, ce mot serait susceptible d’être bu. De même, dans L’Atelier volant, C. s’écrie « Hâââââââh ! » en entendant le mot « chapeau » (mot enfermant l’homme autant que chemise et pantalon. Or, quoi qu’il en soit de cette éventuelle perte d’un certain sens du sacré déplorée par Artaud chez les Européens – mais pouvant aussi concerner les Tarahumaras eux-mêmes abusant de/du Ciguri (ou l’abusant et s’abusant eux-mêmes) –, il se trouve que la langue française fourmille littéralement d’expressions imagées où s’exprime l’idée que le mot est buvable, potable ou que la lettre a en effet une sorte de corps (cf. Le pied de la lettre), une vie (cf. Lettre morte), une couleur (cf. O bleu), etc.

Notes
209.

Antonin Artaud, Les Tarahumaras , Gallimard, Collection Folio/Essais, 1987.