L’idée d’une parole qui nourrit merveilleusement, sublimement se retrouve dans ce quatrain de Madame Guyon, reproduit dans Devant la parole : « Je ne veux pour nourriture / Qu’un refrain sans fin / Ce que cet enfant murmure / Voilà tout mon pain ». Ici bien sûr, nulle ironie (nous ne sommes pas dans la chanson de Ferré qui dit « Ils parlent le latin / Et n’ont plus faim ») : le mot nourrit et le refrain rassasie comme si c’était du pain. De même (in C.H., p. 113), le messie est rapproché de « la parole qui s’est offerte à nous » – dans les deux cas : mangerie. Dans Artaud Rimbur, Jean-Pierre Verheggen citera André Marcon :
‘ La bouche, c’est mieux ! C’est grand comme un théâtre et, de plus, la pensée s’y fait. C’est Tzara qui dit ça, je crois : - « La pensée se fait dans la bouche ! » – et Marcon – André Marcon, l’acteur de Valère Novarina - parle de la cavité buccale comme d’un endroit où se prépare le travail préliminaire de mastication, de malaxage et de mâchouillon du texte à dire. « C’est comme un pétrin », note-t-il. C’est bien ! 210 ’Rappelons que, dans le Deutéronome, la parole est clairement assimilée au pain ; et quand Jésus déclare « Prenez et mangez », il parle tout à la fois du pain qui est sur la table et qu’il rompt pour ses apôtres, du corps qu’il va livrer pour nous, mais aussi de la Bonne Parole qui sort de sa bouche et devra être digérée. De même, ici, (C.H., p. 271 par exemple), les mots sont vus comme des morceaux du corps ; on parlera de « parole […] mâchée » à la page 298 de La Chair et de « [manger] de la pachole » à la page 143 – quant au « morceau de la parle », il se mange comme une hostie.
« Parlerie » et « mangerie » se confondent donc souvent comme dans cette déclaration puisée dans Je suis : « Nous ne mordons jamais rien dans les mots et pourtant nous n’en sommes jamais rassasiés. » (p. 134). La langue française elle-même (cf. mâcher ses mots, entamer/alimenter une conversation, dévorer un livre, un bon papier) se prête depuis toujours à l’exercice (appelons-le novarinien) de la parlerie/mangerie. Ajoutons à ce menu le « sketch(e) haché » de Raymond Devos, le titre d’un spectacle comique où tel autre humoriste prétend « [sucrer] les phrases » et bien sûr la « Dive Bouteille » rabelaisienne – cela dit, rappelons que, quand Rabelais dit « Trinch ! », il évoque surtout le vin de la connaissance ; il nous invite en fait (qui bon vin boit, Dieu voit !) à nous enivrer de savoir.
Si l’on en croit la langue française, il serait aussi possible de faire ravaler ses insultes à quelqu’un ; assez masochistement, Novarina parle, lui, d’en « absorber » (D.V., p. 205) voire (vaste programme) de «[manger] toutes les paroles des morts ». C’est que nous sommes en présence d’un grand gobant littéraire s’inspirant de tous les thèmes et d’un mangeur ouranique faisant feu de tout bois. Cela dit, dans cette œuvre rabelaisienne, il faut noter une constante : celui qui est mis en scène, c’est Adam présenté comme un « parleur déglutissant le monde » (C.H., p. 141). Notons encore le plus classique « avaler ses mots » (A.I., p. 88) et à la page suivante : « distribuer des soliloques empoisonnés » (expression imagée nous rappelant que tout parole n’est pas bonne à manger/ingérer/consommer).
Concluons cette sous partie en citant Annie Gay qui généralise intelligemment en posant que chez Novarina, « [toutes] les frontières sautent » (« le cerveau est un caillou, les choses souffrent […] ; les sexes se confondent ; la vie et la mort s’enchevêtrent »)211 et que cela concerne aussi des fonctions anatomiques, qui se mêlent en effet : voir/entendre certes mais aussi parler/éjaculer et parler/manger. « Parlerie » et « mangerie » seraient donc indissociables sur cette (s)cène-là – et c’est ce qui explique qu’on se met très souvent à table (pour citer une nouvelle expression pittoresque) chez Valère Novarina.
Jean-Pierre Verheggen, Artaud Rimbur (renvoyons à l’édition Poésie/Gallimard de Ridiculum vitae, op. cit., pp. 22-23).
Annie Gay, « Une "spirale respirée", Valère Novarina. Théâtres du verbe, p. 162.