2. Les métaphores troublantes d’une parole rendue concrète

2.1. Une matière parlée plus intense

Si l’on en croit l’auteur et la langue, la parole pourrait donc présenter des caractéristiques concrètes (comme dans l’avertissement : Mesure tes paroles !). De même, les « paroles ailées » d’Homère et les « paroles gelées » de Rabelais semblent annoncer les « sons calcifiés » de Novarina voire les « Paroles de bois » de Je suis (p. 105). La célèbre métaphore des paroles gelées sera reprise par l’auteur à l’occasion d’une interview pour la radio : « Le théâtre est le lieu où les mots se dégèlent ». Dans Pendant la matière (p. 112), le dramaturge affirmera encore : « La parole est une nourriture, un corps. La parole qui n’est jamais qu’une écriture dans l’air ». Dans La Scène, il reparle de ce sujet de façon encore plus concrète : « Le langage est une matière – et c’est pour ça qu’il est le maître ! » (S., p. 117). Dans son interview pour la revue Java, il ira jusqu’à dire : « L’Allemand pour dire "poésie" a le mot "Dichtung" qui vient de "dicht", qui signifie épais, dense, comme une matière parlée plus intense – comme du H.3 et non plus du H. 2, de l’eau lourde ; en allemand, le poète est un denseur ».

Ce mot « Dichtung » correspond par le fait à l’opinion assez négative que Gombrowicz avait de la poésie – à qui il reprochait justement cette densité (qu’il assimilait à un trop-plein) et de ressembler, en somme, à une sorte de plat écœurant car trop sucré ; quoique négatif et hautement discutable, cet avis relève de la mangerie/parlerie novarinienne et c’est surtout à ce titre que nous nous l’évoquons ici. Par l’expression « ils font tout ce qu’il disent » (D.V., p. 52), l’auteur résume en partie le concept de parole performative. On pourrait même habiter sa parole et parler d’or. On parle aussi de la racine d’un mot. Enfin, d’autres expressions sont à mentionner ici : en toucher deux mots, le poids des mots, peser ses mots, avoir un accent à couper au couteau, un accent délicieux, un discours assommant – et n’oublions pas ces proverbes mentionnés par Alain Rey dans le dictionnaire évoqué dans « Invention verbale et musicalité » : « David ne tua pas Goliath avec des paroles », « L’épée des femmes est dans leur bouche », « Pour que les mensonge soient crus, ils doivent être empaqueté de vérité », « Une parole venue du cœur tient chaud pendant trois hivers ».

De même, chez Novarina, on pourra être victime d’un « feu de quolibets nourris » (D.A., p. 15), « [entrer] par le mot porte » (O.R. ; p. 62) et « [s’en] aller par le verbe « entrer » (J.R., p. 65). On pourra même « parler par un objet » (J.S., p. 77), ce qui rappelle furieusement une scène célèbre du Gulliver de Swift et ce qui se passe à l’» académie de Lagado » :

[…] on offrait […] que, puisque les mots ne sont que les noms des choses, tout le monde portât sur soi - ce qui serait beaucoup plus commode - toutes les « choses » nécessaires pour exprimer tout ce qui peut se rapporter à l’affaire sur laquelle il a parler. […]. Quand ils se rencontraient dans les rues, ils déposaient leurs fardeaux, ouvraient leurs sacs et tenaient une discussion d’une heure ensemble ; puis ils remballaient leurs ustensiles, s’aidaient mutuellement à recharger leurs fardeaux et prenaient congé l’un de l’autre. 213

Dans l’idée de « déposer son fardeau » et surtout « d’ouvrir son sac », on pense bien sûr à l’expression française « vider son sac » qui est ici comme prise au pied de la lettre. Il faut préciser que, pour Novarina, « [agir] par la bouche ou agir par le membre du corps ou agir par le mouvement du temps est isitoine ». Cela se retrouve dans L’Origine rouge : il s’y agira en effet d’«[entrer] par le verbe entrer » (p. 21) et d’«[entrer] par le mot porte » (p. 62 et p. 64). Dans Le Drame de la vie (p. 201), on pourra « [s’exprimer] en sortant une pierre de sa poche », ce qui équivaut sans doute à sortir une parole de sa bouche.

Dans La Scène, la filiation avec Swift dans le côté performatif se retrouve encore (même s’il s’agit peut-être aussi de se moquer d’une certaine linguistique à front de taureau) dans des phrases troublantes telles que « J’échange avec vous des mots et choses sans savoir si c’est jamais des mots ou des choses que je vous échange contre des bouts de moi en échange ou des choses de vous ou à charge de revanche » (S., p. 47) et « Ou un objet raisonne comme un mot, ou la chose résonne comme un mot » (S., p. 118). Enfin, comment ne pas signaler cette scène dialoguée : « – Le mot chien n’aboie pas / – Sauf celui-ci / – Ahhhrch ! / – Qu’est-ce que tu dis ? / – L’aboyeur parle / – Le mot chien n’aboie pas / – Mais il mord » (S., pp. 118-119). Sur scène, on voit le mot chien mordre (Valérie Vinci étant victime d’icelui) et ce n’est pas le seul cas de magie performative ; ce qui trouble, c’est qu’on y croit : on peut ne pas voir le mot chien mais on assiste à l’effet de sa morsure.

Dans L’Acte inconnu, ce seront de nouvelles modalités performatives : on lance des logolithes à la page 159, on « [lance] sa somme contre les gens » à la page 88 et on « [frappe] la catastrophe du verbe cogner » à la page 11. A la page 38, on retravaille une métaphore (en est-ce une ? Ne faudrait-il pas utiliser un autre mot ? Si oui, lequel ? Existe-t-il ? Novarina l’a-t-il trouvé ?) de L’Origine rouge : « Ils sont entrés et sortis douze mille fois de suite par le verbe entrer ».

Notes
213.

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Classiques étrangers, 1996.