2.2. Parole et main

Une autre idée, baroque a priori, revient souvent chez lui : c’est que le langage humain est susceptible d’être ramassé sur le sol – ce qui rappelle (cf. « J’ai ramassé le mot surhomme sur le bord du chemin ») une célèbre métaphore nietzschéenne. La question de toucher l’intouchable (« Masse sa phrase » ! lance-t-on dans Le Babil des classes dangereuses (p. 356) est en effet posée par Novarina mais c’est peut-être aussi dans le sens où « [la] matière sonore nous touche, nous atteint comme la:pierre qu’on lance » (P.M., p. 8). Sur ce sujet, « l’aphorisme » le plus impressionnant de Valère Novarina, son affirmation la plus forte, sa définition la plus incroyable (son tour le plus réussi ?) est peut-être d’ailleurs la phrase suivante : « [l’organe] du langage, c’est la main. » (J.R., p. 98). Autre image troublante : « Lâchez l’refrain » (O.R., p. 193), phrase impliquant qu’un (re)frein (le langage social) empêcherait le chant.

Dans L’Acte inconnu (p. 39), on manie deux mots avec beaucoup de précaution (il est vrai que ce ne sont pas des mots avec lesquels on fait n’importe quoi : notre vie d’homme est inscrite dedans) : « Ils prennent chacun un hier, soigneusement dans leurs mains, et s’en forgent un lendemain ».

Dans « L’impératif nominatoire », texte ou certains verbes (« retoucher ») et adjectifs (« dégrafés ») pourront surprendre, appliqués à des mots, Jean-Luc Steinmetz compare même l’auteur à une sorte d’alchimiste capable de toucher, de transformer les mots, de communiquer avec eux :

Voici que les mots qui disparaissent d’habitude sous le courant de leur utilité immédiate, il les rebiffe, fait prendre à chacun d’eux une insolite consistance. A leur tour, ils deviennent, et pour chacun, êtres parlants, animés d’une vibration de syllabes, hérissés de consonnes (la langue est lng), soustraits à l’articulation congruente de la syntaxe, mobiles amibes que l’on peut retoucher comme de la glaise (dans l’infini mouvement du pouce de Giacometti. Mots dégrafés qui entament un mouvement de métamorphose que le vouloir dire accélère ou ralentit ; mots qui s’altèrent, s’altérisent, à la fois les mêmes et les autres. L’ovarien mot novarinien propose une unité de langage en perpétuelle mue, ouverte à divers contours, soumise à une déformation constante qui lui confère de nouvelles vie […] Oui, je ne doute pas que sous nos yeux, à nos oreilles, ne prolifère une verbale utopie, ne s’étende un accroissement phonatoire, comme pour être en compétition avec le monde en expansion. 214

Dans Aussi lourd que le vent, le populaire écrivain de science-fiction Serge Brussolo évoque lui aussi l’idée d’une matière sonore à travers la possibilité d’un art, la sculpture vocale, qui permettrait, grâce à des drogues, de créer de la matière solide, concrète à partir des mots que l’on prononce, la forme obtenue n’étant pas du tout la même selon ce que l’on choisit de dire.

Cela dit, Novarina, parfois, préfèrera l’ouïe au toucher, déclarant notamment que si la parole nous a été donnée, c’est plutôt pour entendre (ce qui, a priori, peut paraître paradoxal). On pourrait élaborer tout une variation « darouinienne » à partir de ce motif : un animal se redresse pour essayer de voir de quel arbre provient le beau gazouillis d’un oiseau qu’il entend au loin ; de ce désir profond de voir le volatile et de communiquer avec lui naît, comique et maladroit, un embryon de parole articulé ; dès lors, c’est l’engrenage et le début des problèmes : l’homme se redresse encore : il se met à marcher, à vouloir voler, à faire de la politique, etc., etc.

Notes
214.

Jean-Luc Steimetz, « L’impératif nominatoire », Europe, op. cit., p. 11.