Chez Novarina, certaines formulations mettant le mot en scène, en situation(s), même si ce n’était pas forcément l’intention de l’auteur, pourront encore surprendre ; ainsi : « C’est sur un mot de votre bouche que j’ai commis cet acte » (F., p. 531), ce qui pourrait donner lieu à un dessin surréaliste dont aurait pu se charger Dali, Magritte ou Topor ou que l’on pourrait proposer (cf. Arrabal, Jodorowsky) à un panique vivant.
Sur la langue, Marie-José Mondzain fera cette remarque frappée au coin du bon sens: « La langue est d’abord ce muscle de chair épaisse, oblongue et pleine de sang, qui va et vient claquer contre les dents, dans le flux salivaire d’une chorégraphie apprise ».215 Puis : « La parole s’insurge contre la langue comme l’enfant contre le père dont il apprend la loi dans la désobéissance et l’infraction »216. Ce côté double voire bifide du mot langue se retrouve dans « Toute langue se mange » (C.H., p. 87), ce qui peut mettre mal à l’aise ; le but reste d’encourager à une festive et rabelaisienne pluriloquie (« Au languier ! ») mais il n’empêche qu’il reste une ambiguïté. Cette ambiguïté fera l’objet, dans L’Atelier volant (pp. 65-66), d’une scène de comédie :
‘ C. – […] : que me veut ma langue là qui fourche ?Le jeu continue après : « Alors il faut se cacher la langue ? », « au secours : ma queue veut me parler ! », etc. Dans Je suis (p. 27), on associe la langue et le palais (autre mot ambigu) à la réalité d’une mise en terre : « Si volubile que soit la langue, elle ne peut plus remuer quand son palais est bourré de terre. Une poignée d’humus remplira les bouches les plus éloquentes ». Symboliquement, c’est peut-être aussi une langue morte (nouvelle expression ambiguë) que l’on enterre – perspective terrorisant littéralement Novarina, lui qui craint tant la prochaine et totale mise en bière du patois savoyard.
Autre image éventuellement traumatisante, celle-ci cueillie dans Le Jardin de reconnaissance (p. 29) : « Voici que la langue nous quitte ; voici que la langue nous quitte », le redoublement accentuant peut-être l’horreur de la vision – même si c’est sans doute une manière imagée de dire, comme à la page 29, que, parfois, les mots nous échappent. Si les mots nous échappent, on peut toujours essayer de les rattraper ; cette image se retrouve un peu dans L’Atelier volant : « s’il vous plaît, dites-moi d’où allait ma langue ? […] je courais toujours après » (p. 150). On peut certes rire à la lecture de toutes ces métaphores et pourtant, il arrive qu’il y ait un drame objectif de la parole qui échappe : « Malheur à moi : j’ai eu tous les mots à moi et je n’ai rien dit ». (D.V., p. 121). « [La] bouche contient des mots » (A.I., p. 109) : est-ce à dire qu’elle les contient dans le sens (un peu militaire, policier, répressif) où elle les empêcherait de passer ?
Pourtant, on nous le prédit dans Le Drame de la vie : les paroles « s’en iront » (p. 278) et cela s’effectuera plus vite qu’on ne croit : « Dans onze secondes toutes mes paroles auront cessé de souffler » (B.C.D., p. 313). Que se passera-t-il alors ? Serons-nous forcément morts ? Et le monde ? Dans quoi basculera-t-il une fois que nous ne l’habillerons plus de mots ? Dans sa Folie Rabelais, François Bon jouera aussi sur ces ambiguïtés, présentant Alcofrybas comme « [pénétrant] la bouche du géant » puis présentant le livre-monde comme « [avalant] son propre locuteur : performance qui ne sera jamais réitérée avant Proust ».
Marie-José Mondzain, «"Mort à la mort !"», Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 316.
Ibid, p. 318.