2.4.2. Viviers des noms, mots-phasmes et paroles ailées

Chez Novarina, cas saisissant de parole performative, c’est parfois l’animal qui se confond avec le mot : « Un porc sort par la bouche des dents et va du dedans vers le dehors » (O.I., p. 59). Que faire avec ce porc ? Il est sorti, il faut s’en occuper. Un baptême est préconisé : « Nous l’inscrirons : l’enfant Marie-Georges-François Cadet ». Ce type de création qu’on ne contrôle pas se retrouve dans Le Jardin de reconnaissance  (p. 29) : « ils voient les mots leur échapper ».

Dans L’innommable (on verra plus loin à quel point l’œuvre annonce le novarinien), « les mots se bousculent, comme des fourmis, pressés, indifférents, n’apportant rien, n’emportant rien, trop faibles pour creuser », image annonçant peut-être un peu « Mes pensées arpentent le sol » (A.I., p. 110). 

C’est que chez Novarina, le mot (quand il n’est pas associé à l’immobilité de la pierre et du caillou) pourra donc, parfois, être rapproché d’un animal. Dans L’Acte inconnu par exemple, le mot est comme un lapin qui s’enfouit dans le terrier de l’oreille (p. 119) De même, dans l’expression « Vivier des noms » (ce qui ressemble à Vivant de Non), les noms sont des poissons peut-être emportés par le courant (/torrent) de l’histoire (p. 9). A la page 165, les lettres se voient assimilés à des moutons : « Il faut que je rassemble par ordre alphabétique la troupe des lettres » : vaste programme pour Adam, présenté comme un berger ou un maître mais qui a du mal à se faire obéir et à apprivoiser vraiment des animots parfois dissipés. Sarraute, elle, compara « cata » à un « paon privé de sa queue » (in Ouvrez) et Césaire, quant à lui, inventa pêle-mêle les « mots phasmes », les « mots-iguanes », le « mot dauphin » sur le dos duquel on « [nage] de ruse », sans oublier le « mot crabe-c’est ma faute ».

Cela dit, c’est surtout l’oiseau, – « mot-oiseau-tonnerre » chez l’auteur de Moi, laminaire, parole ailée chez Homère et « oiseau-chanson qui vole » chez Novarina – qui est mis en scène (dans Le Jardin de reconnaissance ou Le Discours aux animaux) de façon aussi ambiguë que chez Asturias, pour qui Césaire fit une belle oraison et dont l’univers poétique est fait de volatiles moqueurs et bariolés (« verte pépinière de perroquets qui volent », « charabia de perruches », « Oiseau-Maïs »), martyrisés (le « Quetzal aux fronts multiples » assimilé au héros Técoun-Oumane) ou cruels et sanguinaires (comme « l’Epervier d’Estrémadure », alias Pedro de Alvarado, lieutenant de Cortez). Novariniennement, l’oiseau-mot (ou "oimot") pourra de même être présenté comme un monstre artificiellement crée par l’homme et qui parfois, tel un "boomorang", se retourne contre son créateur (c’est déjà arrivé), mais il peut aussi faire partie d’un peuple qu’Adam est capable de pacifier, d’amadouer. Autres occurrences de la gent ailée : les « oiseaux de la bouche » (D.A., p. 69) et « aucune parole revient au nid » (J.S., p. 41) ; dans Vous qui habitez le temps (p. 66), la solitude semble peuplée de « paroles qui vont partout comme des oiseaux » : seul, on peut donc « [bruire] de mille conversations » – mais ce pépiement n’est pas toujours présenté positivement. De même, si les oiseaux de la fin du Discours aux animaux se pacifient aux pieds du narrateur-conteur, c’est qu’a priori, ils ne sont pas forcément pacifiques – de là à les dire belliqueux et prêts à attaquer, il n’y a qu’un pas. C’est peut-être l’œuvre qui, sur un plan symbolique, permet in fine une réconciliation pacifiée, un retour idéal à l’Eden initial où hommes et bêtes vivaient en bonne intelligence.

On sait que Perse fit tout un recueil sur les oiseaux et il serait intéressant de proposer un jour une étude comparée sur la manière finalement assez complexe dont les poètes abordent le thème en question, ceci depuis Attar, pour qui Dieu est synonyme (en persan) de « si morg », soit trente-six oiseaux. Ici, disons que tenter de nommer Dieu et dresser des listes d’oiseaux, cela revient un peu au même pour Valère Novarina.

Les mots peuvent aussi être humanisées – mais c’est moins volontiers que l’auteur se prête à l’exercice, pas comme Beckett (au début de L’innommable) ou René Char disant « Les mots savent de nous des choses que nous ignorons d’eux » : cela dit, les mots dont se méfie Novarina ont clairement un côté sournois guerrier, dynamitique et donc potentiellement dangereux (renvoyons à notre partie concernant la suppression-adjonction). Dans La Scène (p. 62), c’est un mot-organe (un morgane, si l’on veut) que l’on extirpe du corps d’autrui : « Sortons de son ventre le mot intestin » (il est curieux que le morgane extrait soit un mot proche d’"un festin" et d’infesté).