2.7. La mort des mots

Le mot nom a également des caractéristiques humaines : il en est des propres et des communs. De même, la notion de mort physique appliquée à une langue n’est pas incongrue ; dans son interview pour Java (op. cit.), l’auteur, très pessimiste (les utilisateurs de l’isolecte en question sont-ils vraiment tous morts ?) raconte d’ailleurs, assez naturellement et tout comme pour le deuil d’un proche :

J’ai vu une langue mourir : le patois savoyard. […] Tout un plumage et chatoiement de langues que j’ai vu s’éteindre. Une langue extrêmement surprenante, rebondissante et très comique. Une langue qui ne s’arrêtait jamais à des mots, perpétuellement hilarante. En patois, tout devenait immédiatement récit comique. 217

Ici, les langues ne se délient pas, elles se délitent sous nos yeux, la mort guette les mots, le langage est une souffrance, il implique un combat. C’est comme un Saint Michel qu’il faut le défendre contre un horrible dragon tapi dans l’ombre : Boucot. Sa langue à lui « [s’arrête] à des mots » : profit, argent, rentabilité. Au fond, ce n’est pas une langue et c’est pour cela qu’elle ne mourra jamais.

Langage et entropie, parole et douleur, nom et croix, sang et souffrance, cela se mêle : « j’ai tant saigné que je n’arrive plus à porter mon propre nom » (p. 119) ; quant aux paroles, elles sont plus ou moins bibliquement assimilées dans Je suis (p. 154) à des entités comparables aux Cavaliers de l’Apocalypse : « Nous entendrons tous à la fin le renversement du monde par nos paroles » (p. 154), même si ce renversement est peut-être synonyme de vie nouvelle et d’avènement – on n’est pas loin des anges quadruples et couronnés de lettres du Livre d’Ezéchiel (Haniel, Kafziel, Azriel et Aniel) mais que signifient vraiment ces lettres et quel est le sort que nous réservent ces paroles capables de renverser le monde ?

Notes
217.

Valère Novarina, « Enveloppé de langues comme d’un vêtement de joie », Java, op. cit. p.69.