3.5. Une armée de l’ombre

La parole est parfois présentée comme une menace invisible : en lisant dans Le Jardin de reconnaissance (p. 48) la mention de «l’immense présence de tous les mots », on peut avoir l’impression d’une armée de l’ombre qui attend son heure - mais cela s’explique peut-être aussi par la ressemblance relativement troublante existant entre les vocables mort et mot. De même, si les mots nous échappent (J.R., p. 29), c’est peut-être pour se réunir comme les oiseaux d’Hitchcock et se préparer à des combats dont l’homme (c’est couru) ne sortira pas indemne. Pour l’instant, il y aurait donc comme un « silence des mots » (A.I., p. 71) qui ne dit rien qui vaille : méfiance, donc – c’est plus sûr. Autre angoisse typiquement novarinienne : ces mots, que font-ils « quand on n’y est pas » ?

Dans son Van Gogh, Artaud disait se méfier de la nuit ; de fait, c’est peut-être justement pendant la nuit que les mots font leur office et qu’ils nous pompent de l’être en nous vampirisant comme autant de chauve-souris : le poète prétendait en effet que des mots-sortilèges venus des villes ou lancés de loin par des lamas néfastes nuisaient à sa santé (« Quand je suis malade, c’est que je suis envoûté ») et l’empêchaient littéralement d’être ce qu’il avait à être. Derrière l’image terrible, une réalité : celle, sociale et novariniennement plus concrète, d’un monstre bien connu : Boucot – qui empêche certes l’épanouissement des ouvriers de L’Atelier volant, mais ces malheureux sont-ils les seuls à être opprimés par lui ? Efficacement secondé par les mots des Machines à dire voici et autres suppôts/supports (tous invisibles pour le commun), ce monstre engendré par L’Homme de Societ ne veut pas d’un retour en force de la vraie parole et de la vraie voix : cela ne fait pas marcher le commerce et ne présente donc aucun intérêt : les mots doivent être utiles et rentables, aider à la consommation et à la communication : ce sont ces mots-là que Boucot veut voir s’imposer et qui, dans les esprits, s’immiscent en effet de manière subreptice, un peu comme les forces succubes décrites par Artaud.

L’auteur de Suppôts et suppliciations était toutefois beaucoup plus radical que celui de L’Espace furieux : ce dernier nous paraît en effet beaucoup plus attentif aux paroles en « bois d’Ithaque » : comme Artaud, il les refuse mais sait les observer et les disséquer pour mieux s’en moquer dans son œuvre ; son approche nous paraît en somme beaucoup plus moliéresque.

Ce qui reste effrayant dans cette armée de l’ombre, c’est le nombre des soldats qui la composent : quand on lit dans La Lutte des morts (p. 432) « les morts sont de plus en plus nombreux », cela s’applique aussi aux mots, certes venus pour certains d’une modernité parfois critiquable mais peut-être aussi d’un passé éventuellement problématique et pouvant à tout moment ressurgir fâcheusement de terre comme autant de morts-vivants niant la Parole, cherchant à détruire Adam et à conquérir le monde.

Quoi qu’il en soit de ces visions apocalyptiques, il y a une menace objective du mot qui se joue de nous et nous fait littéralement tourner en bourrique. C’est qu’il convient de se méfier du mot chien (il mord), du mot feu (il brûle), du mot couteau (il coupe), du mot bombardier (il décolle) et du mot bombe (elle explose) mais aussi de ces « où » qui cachent leur jeu et « se font passer pour des pour » (A. V., p. 143). Bref, avec le mot : le danger est partout.