L’innommable, c’est l’Adam de Beckett : c’est l’homme confronté ou plutôt soumis aux mots présentés comme d’impitoyables monstres tapis dans l’ombre, dieux terribles et implacables, « tout un consortium de tyrans divisés entre eux en ce qui me concerne, en délibération depuis un bon bout d’éternité ».218 On se sent « la proie de communications »219 ; ces mots, ils sortent pourtant de soi mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’en méfier : « j’ai peur, peur de ce que mes mots vont faire de moi ».220
Dans cet ovni littéraire qu’est L’innommable, il y a souvent comme une forme d’antipathie lasse, lassée, résignée face à tous ces mots pressants qui veulent toujours sortir : « je ne suis pas de ceux qui risquent de changer de chanson », « J’ai à parler, n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres »221 ; le je se dit même « gavé », « dénaturé » par « cette voix »222 voire « enduit de balivernes »223 : « Ah ils m’ont bien arrangé »224, « Ils m’ont gonflé de leurs voix, tel un ballon […] je n’ai que leur langage à eux°» » Qui, ils ? » dit-il – il ne le sait même pas mais ce sont sans doute de » vilains docteurs », comme dirait Novarina : « Ce ramassis de conneries, c’est bien d’eux que je le tiens, et ce murmure qui m’étrangle, c’est eux qui m’en ont farci »225 ; ailleurs, autre plainte : « ils m’ont donné également des leçons de latin de porcherie »226, etc.
Parfois perce une certaine inquiétude : « les mots continuent, les mauvais, les faux […] D’où viennent-ils ces mots qui me sortent par la bouche et que signifient-ils ? »227 : convenons qu’on n’est pas très loin du « D’où vient qu’on parle ?» novarinien. Le malaise ressenti est peut-être même encore plus fort que chez Novarina : « Y a-t-il un seul mot de moi dans ce que je dis ? Non, je n’ai pas de voix, à ce chapitre je n’ai pas voix […] ces voix ne sont pas de moi, ni ces pensées, mais des ennemis qui m’habitent »228). L’impressionnante métaphore (qui justement n’en est pas une) des bombardiers qui décollent à cause d’un mot dit pour un autre (in L.C.) fut peut-être même inspiré par Beckett : « un petit oui, un petit non, de quoi exterminer un régiment de dragons »229. Autre rapprochement évoquant la guerre : « ni voix ni autre missile » – chez Beckett aussi, voix, mots et parole ont un pouvoir performatif éventuellement destructeur.
Comme chez Novarina, la parole est donc fondamentalement subie, non contrôlée, incontrôlable (« Elle sort de moi, elle me remplit, elle clame contre les murs, elle n’est pas la mienne, je ne peux pas l’arrêter, je ne peux pas l’empêcher, de me déchirer, de me secouer, de m’assiéger ») et c’est pour cela que l’innommable n’arrête pas de parler : « je continue, il le faut », « je dois parler, c’est tout ce que je sais […] avec cette voix qui n’est pas la mienne mais qui ne peut être que la mienne »230. Il faut aller au bout de cela qui a un jour commencé : « continuer » est même rapproché de « commencer »231, ce qui revient à surfer encore et toujours, novariniennement parlant, sur le son ut.
Samuel Beckett, L’innommable, 10-18 ; 1972 ; p. 34.
Ibid, p. 72.
Ibid, p. 22.
Ibid, p 39.
Ibid,p. 94.
Ibid, p. 55.
Ibid, p. 54.
Ibid, p. 71.
Ibid, p. 62
Ibid, p. 123.
Ibid. p. 89.
Ibid, p. 22.
Ibid, pp. 28-29.
Ibid, p. 7.