3.6.2. Hommer/nommer

Dans L’innommable, la parole est présentée comme une fatalité (« Autant parler, tant qu’à faire ») mais il y a sans doute aussi une joie de nommer à l’œuvre chez Beckett : quant à la joie d’» hommer », elle est peut-être plus présente chez Valère Novarina. Cela dit, pour le je beckettien, être lucide sur le drame de cette parole qui nous habite et ne nous appartiendra jamais (« ne pas être dupe » dit-il très exactement) constitue une autre sorte de consolation – consolation qui, malgré tout, reste fort maigre.

Autre distinguo à établir entre les deux approches : le je chez Beckett est très exactement cerné par la parole. De fait, dans L’innommable, la parole est toujours plus ou moins présentée comme étant plutôt derrière et sur les côtés. Cernante (mais finalement d’assez loin), elle est guetteuse, c’est un oiseau de proie multicéphale. On a même parfois l’impression que la parole s’apparente à tribunal composé d’ancêtres peu commodes qui veulent la mort de celui qui dit je – mais qu’il faudra avant passer par les cases délabrement et humiliation (états pourtant souvent évoqués avec beaucoup d’humour). Bref, la parole vient peu du sol et c’est une différence énorme avec la conception novarinienne.

Quant à l’idée d’une "parole devant", c’est, chez Beckett, un résultat presque toujours tragique et désespérant : c’est plus une offrande joyeuse chez Novarina. Beckett rêvait-il d’être acteur ? Nous ne le croyons pas – c’était plutôt un "fuyeur d’autrui". A contrario, Novarina, fonctionne presque toujours en acteur, comme un acteur : disons qu’on sent davantage chez lui une portée (portée des mots, proposition, cadeau) qu’une volonté constante de prise de recul. Le "style" novarinien est d’ailleurs plus spontané, plus enfantin et théâtral sans retravail ; Beckett, lui (idem pour Jean Genet), a plus un tempérament de romancier (et il nous paraît presque étonnant qu’il soit plus connu en tant que dramaturge).

Face à la parole, le je de Beckett est essentiellement fataliste : chez Novarina, le je est moins fataliste qu’étonné – se posant notamment la question de l’origine de cette parole : cela travaille un peu moins le je beckettien qui évoque plus volontiers ses doubles (personnages, amis, homoncules ou avatars parlants) mais en étant critique à leur endroit (« c’était mal fait, je voyais le ventriloque ») et se projette davantage dans l’avenir en se demandant si et quand tout ceci cessera et quelles seront les modalités de cette cessation ; pour l’instant, en attendant que ça passe et que vienne Godot (ce qui indique sans doute l’heure de mourir), il accuse réception de cette parole qui est là à son insu.

Le je novarinien, plein d’inquiétude (le mot, surtout dans son acception ancienne, suggérant un mouvement, une in-quiétude) en est certes au même point mais il est relativement moins passif. Malgré la conscience qu’il a d’être parlé, il ne se révolte pourtant pas plus que le je beckettien (même s’il lui arrive par moments de s’énerver, de s’emballer) : il s’interroge, mais en étant peut-être encore moins capable de penser. Ce qui est plus dans ses cordes, c’est la danse (« danser, c’est ça qu’est chouette »), la joie et le mouvement – et, chose très logique : on bouge beaucoup moins chez Beckett, notamment dans L’innommable avec des personnages aussi statiques que Worm (homme-tronc muet et gobant mouches et papillons à la façon d’un caméléon), présenté comme un élément du décor. Cela dit, la notion de numéro (celui de Worm, de Mahood, de Murphy, de Molloy ou de Malone sans oublier les duettistes Mercier et Camier) est aussi importante que chez Novarina.

Cette étude comparée mériterait bien sûr de plus amples développements : un vrai spécialiste de Beckett pourrait sans doute, mieux qu’un lecteur émettant des hypothèses (comme nous venons le faire), donner de nouvelles lumières quant à son rapport à la parole, dans L’innommable en particulier.