3.7. Parole et pensée

L’idée d’une guerre opposant l’homme à la parole est donc peut-être présente chez Beckett (qui a choisi d’abandonner la partie en continuant tout de même à parler) et chez Novarina (qui n’en finira jamais de s’étonner de parler tandis que l’animal se tait, en nous donnant l’air de s’en accommoder fort bien). Dans les deux cas, il y a séparation, rupture et sentiment d’inconciliable (voire d’irréconciliable) : homme et parole ne font qu’un et pourtant, ils sont deux.

Chez Novarina, une autre guerre est peut-être sous-jacente entre parole et pensée ; ce combat titanesque et immémorial se confond peut-être avec celui que se livrent la nature et la culture – au moins dans la philosophie. Toujours est-il que la pensée a son mot à dire (cf. « La parole est à la pensée »), elle qui semble présenter aussi (au même titre que la parole) des caractères concrets et performatifs ; ainsi : « La pensée en vient aux mains […]. Le monde m’impose ses vues. » (O.I., p. 39).

Dans Le Jardin de reconnaissance, la pensée semble présentée assez négativement : « Nos paroles jonchent maintenant cet endroit souillé par la pensée », description d’un paysage post-apocalyptique suggérant une victoire écrasante de la pensée – cela dit, les balayeurs de paroles de la page 90, véritables chevaliers des temps modernes (d’ailleurs, ils sont nobles et portent particule : « le balayeur Nubresse de Nubre, le balayeur Hirlippe d’Alban, le balayeur Urglu de Glappe, le balayeur Urs de Hurssier, le balayeur de la Peur ») feront peut-être le ménage, le Graal recherché étant ici de la poussière, de la fumée et/ou de buée.

Ce clivage parole /pensée se retrouve peut-être encore dans cette pièce à la page 93 avec cette question double : « Viens-tu de la parole ? Vas-tu vers la logique ? ». Il semble qu’Adam pourrait répondre oui . Mais peut-être vaudrait-il mieux faire marche-arrière que « machine amère » : c’est en effet une volte-face et une nouvelle direction pour l’homme que l’auteur, souvent, semble proposer dans ses écrits, ceci en prônant constamment une sorte de retour aux fondamentaux (comme disent les commentateurs sportifs) : éléments, lumière, parole, souffle, corps, etc.

Le clivage en question, entre parole et pensée, n’a pas forcément lieu d’être : c’est ce que semblent indiquer ces deux images de L’Acte inconnu : « Le langage est […], dans notre bouche comme dans notre pensée, l’étincelle témoin qui reste de la divine énergie » (p. 84) et (p. 123 : « Si dans l’ombre du langage pousse encore de la pensée, absorbez sa boisson mutique » où le langage est comparé à un arbre de type palmier dont l’ombre protège une plante qui serait la pensée – cette pensée, il faut donc « l’[absorber] comme une « boisson mutique » : c’est une chanson muette mais qui désaltère quand même : il suffit de penser pour l’éprouver un peu.

Beckett relativise lui-aussi la distance qui séparerait parole et pensée : « la pensée vagabonde, la parole aussi, loin l’une de l’autre, enfin, n’exagérons rien, chacune de son côté, taupes de faïence, c’est au milieu qu’il faudrait être, là où on souffre, là où on exulte, d’être sans parole, d’être sans pensée, là où on ne sent rien, n’entend rien, ne sait rien, ne dit rien, n’est rien, c’est là où il ferait bon être, là où on est »232. Quant à Dubuffet, que cite Allen S. Weiss dans « La parole éclatée », il oppose pensée et mots (un peu comme il oppose art et culture) :

[…] la pensée est en mouvement, elle est mouvement, tandis que les mots sont corps inertes. Il faudrait des mots en mouvement. 233

Or, c’est très exactement en cela que consiste le projet novarinien : mettre les mots en mouvement mais en se posant peut-être plus que Dubuffet la question de la parole, considérée par lui sur un double plan, disons spirituel-théologique pour reprendre une idée développée dans L’Envers de l’esprit et proposer un mot composé qu’on pourrait voir comme oxymorique a priori (mais on sait que Novarina possède l’art subtil de réconcilier les inconciliables).

On le réalise ici : le rapport novarinien à la pensée est plutôt difficile à « penser » (ce qu’il dit sur la parole étant peut-être plus lisible, plus clair et plus compréhensible): certes vide et ignorance sont très souvent mis en avant, préconisés mais en même temps, la pensée n’est jamais totalement évacuée : si Novarina est critique à l’égard de la pensée, il ne la snobe pas, essayant toujours (sans doute dans une volonté de maîtrise et de prise de recul) de voir ce qu’elle a à dire et peut apporter.

Toutefois, le grand thème novarinien reste la parole, beaucoup plus que la pensée. Novarina, de plus (autre distinguo très important), semble s’intéresser davantage à la parole qu’aux seuls mots et c’est d’ailleurs sans doute ce qui le distingue fondamentalement d’un artiste comme Raymond Devos ou des tenants de l’Oulipo.

Notes
232.

Ibid, p. 129

233.

Allen S.Weiss, « La parole éclatée », Valère Novarina. Théâtres du verbe, p. 184.