3.8. Mots et parole

Le souffle divin de la parole est ici préféré à la force des mots, parfois bas, lourds, grossiers, petits et mesquins : c’est qu’ils ne viennent pas de Dieu mais plutôt d’Adam et qu’à son image, ils sont parfois humains, trop humains : malicieux certes mais pas toujours dans le bon sens du terme (on entend par là : pleins de malice, chafouins, ambigus, perfides, duplices, fourbes, retors, diaboliques, etc.).

Qui nous fonde le plus et le mieux ? Sans doute la parole. Mais, et c’est souvent problématique, les mots nous fondent aussi et en particulier les noms (prénoms, noms de famille et parfois surnoms) qu’on nous fait porter ; Novarina va jusqu’à dire : « Nos géniteurs sont nos noms » (O.R., p. 14). On ne choisit pas ces parents-là : ils sont comme une ombre et, parfois, comme une croix : il faut s’en arranger. Certains n’y parviennent pas. Ce fut le cas d’Artaud évacuant mot et fable au profit de glossolalies où ce qui était à l’œuvre, c’était plutôt la parole.

Au fond, le mot, c’est un peu comme la pomme ; depuis qu’on en croque, rien ne va plus : le mot s’est emballé, le mot fait du hors-piste, il est devenu fou. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le délire à l’œuvre dans les slogans et les nouvelles des Machines à dire voici : le phénomène réel y est certes grossi, outré, amplifié mais au fond : pas tant que cela.

S’exprime souvent et par ailleurs (un peu comme chez Céline) une lassitude à l’égard du mot, qui a tendance à se galvauder, à ne plus vouloir rien dire ; dans Le Drame de la vie (p. 190), on se désespère : « L’homme a trop fait dans les verbes. » . Dans L’Atelier volant (p. 145), on s’énerve : « Suffit. Pile de mots ! Refilez-nous le sens ! », même si, dans la bouche de Boucot, cela signifie sans doute autre chose – mais même lui, en tant qu’être fait de mots, est aliéné par ceux de la cité : il ne connaît que ceux-là et refuse tous les autres.

Ce qu’il faudrait, nous crie Novarina, c’est s’échapper de l’aliénante ville de Broca qui parfois, de fait, fonctionne un peu comme une prison. Il faut passer à autre chose, accéder à une nouvelle dimension. Or, faire retour à la parole est ici vu comme une piste intéressante… Dans une interview, l’auteur va jusqu’à rapprocher les mots d’idoles mortes (« surtout ceux que nous vénérons mécaniquement des mots magiques, agités sans cesse comme des grigris »). Ce qu’il préconise (car il a une solution), c’est de « replacer les mots dans un processus spirituel-soufflé », de « remettre le langage en mouvement »234 et, peut-être, de le "relogodynamiser" – il s’y emploie (et cela marche !).

Quoi qu’il en soit de cette distinction fondamentale entre parole originelle et mots de la cité, il entre souvent de la souffrance et de la mort dans la manière novarinienne d’évoquer le mot et/ou le souffle de la parole (être parlé se confondant parfois avec être percé, cloué au langage, crucifié par lui) : « Je ne trouvais que de la souffrance à l’intérieur des mots » (J.S., p. 201), « l’homme […] meurt d’avoir été soufflé » (D.V., p. 280), etc. Dans La Scène, on se verra « [cloué] au mot bois » (p. 120) et « perforé par tout ce qu’[on] prononce » (p. 115). De même, autre torture (S., p. 115), l’enfonçage des mots dans l’orille rappellera celui des petits bouts de bois dans les oneilles. Dans L’Origine rouge (p. 21), nous ne sommes pas avec « [n’avoir] plus le droit de porter sa propre croix ni de porter son nom », en présence d’un zeugme : si la croix est mise sur le même plan que le nom, ce n’est pas un hasard – pourtant ici, pas de fatalité car il y a des cas où le mot est aidant voire aimant, protecteur (« ut », « son », « pain », « Christ »)) et où l’on peut même être « sauvé par [une] phrase » (O.R., p. 81).

Parfois présentée négativement, la parole reste donc le plus sûr des ciments pour que le monde tienne debout – Lydie Parisse semble aller dans le sens de cette idée en proposant (citation à l’appui) :

Novarina développe une rêverie autour de la parole cosmophore, pilier d’une solidarité universelle du vivant, qui résonne à l’intérieur de l’être humain, entre les espèces, entre moi et le monde. Dans Vous qui habitez le temps, L’enfant des Cendres affirme : « Nous maintenons le monde en parlant. Aucun monde n’arriverait sans paroles. […] ». 235

Quant au cri, forme extrême de l’expression humaine, on prétend qu’il en est qui tuent, au même titre que la lettre – tandis que l’esprit vivifie(rait) : Novarina s’inscrit complètement en faux, qui dit exactement le contraire. Notons en passant qu’il semble de ces auteurs qui estiment que la littérature doit quand même se faire – distinction célinienne s’il en fut (cf. Le style contre les idées) – plutôt avec des mots (ce qui n’est pas si évident ni si truismique que cela en a l’air, surtout si l’on considère la prose résolument anti-logodynamique de certains philosophes) même si les idées ne sont pas toutes évacuées (L’Atelier volant, par exemple, est presque une pièce à message politique). Pour lui en effet (quoi qu’il en soit de l’utilisation dans le détail des mots proprement dits), l’important reste que la « parole parle » et que la « viande s’exprime ».

Enfin, sans parler de mots ni de parole(s), la voix peut être cassée, fêlée ou de miel. La langue, être maternelle. L’alchimie (cf. Rimbaud) peut concerner le verbe. Ce dernier peut se faire Chair. Le pape lance des bulles. Le langage peut être fleuri et l’on peut même, enfin, cueillir (comme nous) des fleurs de rhétorique : nommer novariniennes de telles expressions permettrait de signaler leur force, leur beauté et leur « inquiétante étrangeté ».

Notes
234.

Valère Novarina, « Quadrature » (entretien), Scherzo, op.cit., p. 5.

235.

Lydie Parisse, La "parole trouée". Bekett, Tardieu , Novarina, op. cit., p. 117. Le passage cité par Lydie Parisse figure à la page 96 de Vous qui habitez le temps – elle cite encore ceci, puisé dans Le Théâtre des paroles, (voir Pour Louis de Funès , p. 125) : « les mots ne meublent pas l’espace : ils le font tenir debout. Si les mots flanchent, tout le décor tourne au plancher. ».