3.10. Mots-clefs et parole performagique : le grand
oubli d’Austin

Dans le passionnant Quand dire, c’est faire, Austin répertorie les divers types de parole performative mais il occulte complètement la dimension magique qu’elle peut parfois revêtir ; c’est que son étude se veut essentiellement scientifique et que magie et alchimie ne sauraient avoir droit de cité dans un ouvrage de ce genre – tâchons, novariniennement, de remédier à cette lacune dans la mesure du possible.

Après Borgès qui écrivit sur le sujet une sorte de conte nordique (Le miroir et le masque) où une ode est réduite à un simple mot (qui n’est d’ailleurs pas précisé) ou les Monty Python faisant de l’incompréhensible « Splonge » un mot fatal et semant la terreur, Yvette Centeno se prononce sur le concept étrange de parole/clef, de mot-magique :

[…] toute parole est primordiale […] c’est elle qui nous permet d’être. […] La fonction symbolique de cette parole/clef, de ce « mot-clef » est de permettre que nous « soyons », de nous procurer le bien de son « existence » et de la « conscience » de celle-ci. […] La parole dont on parle est celle de la nomination, car elle seule donne leur dignité aux nommeurs et aux nommés. […] Nommer est un acte magique. 236

C’est le cas chez Novarina qui s’inspire certes de la Bible mais en introduisant une touche personnelle qui évoque parfois l’art d’un magicien facétieux : « il aboya huit fois, prononça le mot chien bleu et cet animal entra et mordit » (A.I., p. 179) – quant à Eve, elle devient une « splendide femelle de la première espèce de grand calibre et catégorie quatre » (A.I., p. 179). Sa magie a donc partie liée à un certain humour et c’est iconoclastement, surréalistement, potachiquement qu’il revisite le travail divin en proposant un nouveau monde utopique et accueillant (c’est pourquoi c’est un « Umonde ») et en ouvrant de nouvelles portes (c’est pourquoi il est un « Grand Sézamier ») pour le théâtre et pour la pensée.

Le parleur-marcheur-charmeur Valère Novarina, génie non de la lampe, mais de la langue, est donc celui qui, sans tirer la chevillette ni trancher le nœud gordien ni dire sarrautiennement "Ouvrez", "Sésame, ouvre-toi !", "Abracadabra !", "Fiat lux !", "Opus Pocus !", "Shazam !", "Ciguri", "Trinch !" ou même "Splonge !" dit seulement « ut » ; il est le pantin qui dit « ut » mais qui dit « ut » à bâtons rompus afin, à force de travail, qu’advienne enfin le miracle : que la porte s’ouvre et que la Parole déboule sous les espèces d’un feu d’artifice permis par ses passeurs-apôtres – « Alleluioc ! » pourrait-on dire en reprenant à notre compte une exclamation de L’Origine rouge.

Notes
236.

Yvette Centeno, « Valère Novarina et le théâtre des paroles », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 135.