V. La rhétorique et le chaos

I. La Loterie Novarina : une lutte à mort entre les mots

1.1. Corbeille et sextine : un grand "boulégage" linguistique

On sait l’intérêt de Novarina pour les aspects populaires de la culture (cirque, marionnette, accordéon) et celui, tout rabelaisien, qu’il porte à la diversité géo-politique du patrimoine français. Or, il se trouve que, dans certaines régions du sud de la France comme la Haute-Garonne, l’Ariège ou le Tarn, lors des divers lotos populaires organisés çà et là (dans des grands cafés, des gymnases ou des salles des fêtes), un verbe est souvent convoqué, qui correspond en grande partie au geste créateur novarinien. Ce verbe, c’est le verbe "bouléguer" qui s’applique aussi au vent et signifie à peu près "faire tourner". L’injonction "Boulègue !" voire "Boulègue, collègue !" revient d’ailleurs souvent au cours de ces sympathiques soirées, provenant de la bouche des joueurs qui, avec le sourire et par plaisanterie, se plaignent de leur rédhibitoire manque de chance dont ils accusent le préposé à l’opération.

Ce dernier personnage actionne en effet (novariniennement ?) un mécanisme permettant de faire tourner les boules de loto qui se trouvent dans une sorte de petite cage de forme plus ou moins ronde. Puis cette sorte de maître de cérémonie fait sortir une à une les boules de la corbeille en question et annonce à chaque fois le numéro correspondant. Plus subjectivement, on peut avoir l’impression que "Boulègue !" est un mot magique ; de fait, ce qui est demandé, imploré à travers le "Boulègue !" et le "Boulègue, collègue !", c’est que le mélange des boules s’effectue en sa faveur et débouche in fine sur une victoire, pour que le carton enfin se remplisse et qu’on puisse s’exclamer "Quine !" (d’ailleurs anagramme phonétique de "Nike"), cri de victoire visant à informer de sa réussite l’assistance et surtout le maître de cérémonie.

La confirmation du sens de ce terme nous est donnée par le très récent Dictionnaire des mots et expressions de la langue française parlée dans le Sud-Ouest, et de leur rapprochements avec l’occitan, la catalan, l’espagnol, l’italien et l’argot méridional. Dans ce dictionnaire, paru en 2002 aux Editions Loubières et établi par Bernard Vavassori, on trouve en effet la définition suivante :

‘Bouléguer, v. : mélanger, remuer. / 1. Se dit, entre autre, au loto - « Boulègue ! Boulègue ! Ce qui signifie : mélange bien, remue les pions en faisant tourner la corbeille / 2. Bouger, secouer - « Avec ce vent, ça boulègue drôlement ! » (De l’occ. bolegar - pronom boulegà- : remuer, mélanger) ; catalan : boleiar : faire voltiger, voir birouléger. ’

A l’entrée « bolegar » d’un autre dictionnaire, assez pointu lui-aussi,, on pourra lire ceci :

Bolegar, v. tr., intr. et r. : remuer ; changer de place ; secouer ; réprimander ; s’agiter, frétiller ; se donner du mouvement, intriguer. ; dèr, bolèc, m : mouvement, remue-ménage - bolegada : mouvement, troupe, cohue ; bolegament, remuement, frétillement ; bolegatge : action de remuer ; birouleger : voltiger, virevolter de l’occ. virolejar ; pron. bicouledja ; buffer : souffler ; bolegueta : sorte de rigaudon ancien. 237

C’est en ce que les boules de loto sont connues à l’avance que le geste boulégueur nous paraît novarinien. Chez lui, en effet, les boules semblent remplacés par les mots – et peut-être aussi les idées, les notions. Quant au terrain d’action, il est très délimité - tout à fait comme pour la corbeille et le nombre des boules. Sans avoir le caractère archi-obsessionnel d’un Jean-Luc Parant (cf. « boules » et « yeux »), qui, à plus d’un titre, est de la même famille que lui, l’œuvre de Novarina, surtout dans La Lutte des morts, s’apparente tout à fait à un grand boulégage linguistique. Précisons que les mots-boules novariniens ne suivent pas le circuit très précis, le trajet défini et prévu à l’avance des galets qui tournent dans la bouche du Molloy de Beckett : nous sommes bel et bien en présence de ce que l’on pourrait nommer la Loterie Novarina.

Notes
237.

Dictionnaire occitan-français selon les parlers languedociens (Louis Alibert, Institut d’estudis occitan, ed. 2002, fac-similé de l’édition de 1977).