1.2. Une certaine efficacité comique

Pour être moins abstrait, nous trouverons, dans La Chair de l’homme et Le Drame de la vie des exemples voire des sortes de mises en abyme (car cela concerne en fait l’œuvre toute entière) assez facilement repérables du procédé en question : on prend un certain nombre de mots comme (C.H., pp. 156-157) « dis », « va », « pain », « verbe » et « pantin » et l’on (?) fait tourner, on permute, on redistribue, en un mot : on boulègue…

Dans le cas des pages 156 et 157, on passera de « j’entre avec mon pain et mon pantin […] avec le verbe à la main » à « Je dis à mon pantin qui va : Tais-toi et va. » puis à « J’entre avec mon pain de solitude et mon pantin avec le verbe » puis à « Je dis à mon pantin : Tais-toi gamin, va, va » puis à « Je dis à mon pain : pain, viens et marche » puis à « Je dis à mon verbe : verbe, viens dans ma vie et sois verbe dans ma bouche » et enfin à « nomme mon action et parle à la place de la division » qui n’a plus rien à voir avec le jeu et constitue une sorte de chute comique, voire de pointe épigrammatique. On a l’impression d’un grouillement, d’une explication, d’un combat pour rester dans la phrase de la part des mots qui semblent s’empoigner, s’expliquer entre eux comme en une lutte féroce. On peut presque « voir » les mots bouger, changer de place à l’intérieur des phrases et surgir à des moments inattendus. – cela dit, l’exemple choisi n’était peut-être pas le plus révélateur...

Quoi qu’il en soit, un peu plus loin dans La Chair de l’homme (pp. 118-119), on pourra tomber à l’occasion sur des phrases étonnantes qui proviennent peut-être du choc des boules en question ; citons donc : « cette vie a crié à sa sortie qu’elle sortait » / « J’ai préféré ma vie à la sortie, j’ai préféré la porte à la préférence » / « nous n’avons pas préféré la sortie de la vie à la mort sans amour » / « Nous n’aimons pas préférer la sortie à la mort » / « Nous aimerions mourir d’attendre notre porte ». Ou encore, à la page 125 : « Vous aimiez l’entrée ; vous aimiez la sortie. » / « notre plus proche porte de sortie perpétrée, fut notre porte d’entrée. » / « Nous n’avons pas préféré la sortie à la mort » / « Nous n’aimons pas préférer la mort à la sortie par la morte (p. 125).

Le procédé concerne aussi les mots « doigts » et « caoutche » du Drame de la vie (pp. 126-127) : « il entre dedans lui avec des doigts en caoutche et tente qu’on danse pendant qu’on le montre en caoutche. Il le fait » / « Le Docteur fait à Samson un turban avec les doigts qu’on lui caoutche » / « il a aux doigts quelque chose aux choses dans les fonds de son tube qui caoutche » / « Ah les voilà les deux doigts en caoutche des deux tubes qui lui pendent » / « Ah voilà les deux doigts des gants qu’on caoutche pour lui ». Puis, tout à coup, il n’y a plus du tout de caoutche : « Ah voilà les gants qu’on entre en lui » ; dans cette dernière phrase, il n’y a donc décidément plus de caoutche, un peu comme si les gants avaient finalement gagné leur match contre le caoutche (comme si quelque chose avait, in fine, préféré les gants au caoutche). Parallèlement, à côté, en même temps (que dire ?) sur les même pages (pp. 126 -127), on a une autre lutte de mots entre « malade », « docteur » (voire « doc ») et « schone » (ou « Schonard ») : « Malade Moche, évoquez-nous le Docteur qui schone » / « le Docteur Schonard veut représenter le malade Tiode » / « Je vois le Malade Moche éventré par le docteur qui schone. » / « Le Doc Schonard est dans le bal, il sort de la présentation du malade ». Quant à L’Homme de Poche et aux mots « moche » et « bal moche », ils sont, toujours sur ces deux pages, beaucoup plus discrets, n’apparaissant finalement qu’en guest stars (si l’on veut) et ne faisant qu’assister, comme impuissants à s’y mêler vraiment, à cette lutte comique et sans merci que se livrent Doc et Schonard.

Est-ce voulu ? Toujours est-il que « Doc et Schonard » semblent deux noms de duettistes qui pourraient fort bien, de fait, convenir à un véritable numéro de clowns – la différence étant donc qu’ici, les clowns sont des mots. Quand on lit ces deux pages extraordinaires (pp. 126-127), le fou rire peut véritablement nous saisir ; c’est qu’il y a là des effets de surgissement et de retour brusque du mot qui font de Novarina un grand artiste burlesque, réussissant avec de simples substantifs ce que Laurel et Hardy faisaient avec des tartes à la crème et des gags à répétitions, Louis de Funès avec ses mille mimiques et Tex Avery avec ses dessins animés (Droopy, le loup amoureux, etc.).

A la page 59, on fait permuter « entre », « homme », « nichon » et « viande » et on procède de même aux pages 185-186 avec « viande », « vivant » et « Dieu ». Autre exemple : la série « eau », « trou », « boire » et » mourir » (qui résume un peu le destin de l’homme) est retravaillée à la page 244 cependant qu’à la page 220, on joue plutôt sur des homophonies (« trou/tout » et « bois/voit »), ce qui donne : « – Tais-toi mon fils, bois tout ce qui vient ! / – Je n’ai plus aucune certitude du tout. / – Vois ce que tu vis ! / – Je suis celui qui voit. / – Je n’ai plus de certitude qu’un trou ».

Aux pages 132-133, on aura toute une variation autour d’un même concept, celui de la pensée, décliné de toutes les façons possibles, avec beaucoup de nuances et de variations selon que l’option de syntaxe n’est pas la même ; ici, on dirait presque (cf. tel accent, telle syllabe, tel ajout de lettre) des guêpes tournant autour du mot : « Il pense descendre dans la pensée » / « Il pense dans sa pensée qu’il n’y a rien » / « L’homme pense dans sa pensée qu’il n’a rien » / « La pensée pense penser la pensée pensante » / « Es-tu capable de dire si quelque chose pense à rien ? » / « Elle est tout juste capable de dire si quelque chose penche ».

Dans ce cas de figure, l’enjeu, pour le lecteur, peut consister en un questionnement philosophique : est-on capable de dire si quelque chose pense à rien ? C’est peut-être là une des grandes interrogations novariniennes. Nous croyons savoir, avoir compris que la question en question s’applique chez lui, notamment, à la pierre, au caillou, au galet : il y a peut-être une forme d’énergie dans le caillou, qui peut se communiquer à soi-même, passer en soi, s’éprouver, se ressentir ; mais, si bien sûr l’on estime que le caillou est quelque chose (et non un être), peut-il penser ? Et si oui, à quoi ? Peut-on le dire ?