1.3. Le magicien malgré lui

Certaines de ces trouvailles sont peut-être le résultat d’un travail , mais alors souterrain, invisible, de ce type de jeux, certes un peu byzantins de l’esprit humain comme (D.V., p. 71) la mystérieuse et paradoxale « machine qui inventa l’inventeur ». Pourtant, ne l’oublions pas, c’est peut-être plutôt dans ses interviews (ou dans des textes comme Chaos) que l’auteur pense, s’arrête pour penser ou, en tout cas, qu’on voit vraiment sa pensée à l’œuvre – et son érudition ; dans son théâtre, qui est un « théâtre des paroles », il procède plutôt, on l’a vu, comme un organisateur de combats, ses coqs étant des mots…

Or, la lutte de mots la plus acharnée de toutes concerne sans doute les pages 98 -99-100-101-102-102 de La Chair de L’homme ; cette lutte, nous la reproduirons ici avec des coupures et sans en indiquer le nom des personnages mais de façon « ramassée » pour permettre une vision panoramique :du « jeu » proposé - le jeu concernant certes NOUS, VOUS, AUTRUI, MORT, CORPS, PORTE, et SORTIE mais également les verbes, ici conjugués, que sont « crier », « sortir », « préférer », « pénétrer vifs », « entre », « être » et « aimer » (en passant, on verra qu’accompagné de SORTIE, MORT a gagné son combat contre CORPS) :

‘- NOUS avons préféré dans l’AUTRUI, entrer dans un CORPS par le CORPS, et non dans la mort
- NOUS avons aimer pénétrer vifs au CORPS d’AUTRUI qui crie : SORTIE.
- NOUS aimerions entrer encore en CORPS parmi AUTRUI, non pour mourir avec lui mais chercher sa SORTIE.
- NOUS aimons par le CORPS, entrer dans un CORPS par le CORPS.
- VOUS comme NOUS, aurions aimé pénétrer vifs au CORPS d’ AUTRUI qui a crié !
- NOUS avons préféré faire du CORPS le lieu d’AUTRUI, au lieu de reconnaître en lui notre porte à nous tous.
- VOUS avez aimé et préféré pour votre bien et le vôtre pénétrer au CORPS, mais il est mort
- Ici ! faites du CORPS d’AUTRUI notre porte ! Car c’est par ici la SORTIE de la vie.
- NOUS préférons la SORTIE de la vie plutôt que d’y avoir apporté la mort avec NOUS.
- VOUS aimez pour votre bien et le mien entrer dans un CORPS par le CORPS : mais voici la « mort ».
- NOUS aimons la SORTIE de la vie, tant qu’elle entre par un autre CORPS que le CORPS : NOUS aimons AUTRUI et le tuer, plutôt que de mourir en cherchant la SORTIE.
- A la SORTIE de la vie, nul n’échappe. a la SORTIE d’AUTRUI, c’est la joie.
- Dès la SORTIE d’AUTRUI, la vie NOUS échappa.
- J’ai tenté de vous saisir par la bouche de SORTIE mais je m’en suis ravisé.
- NOUS préfèrerions être dans l’un dans l’autre, plutôt que dans la mort.
- NOUS avons préféré dans l’AUTRUI une autre voie que celle de la mort, et cependant elle y mène tout droit. Par une autre « mort », sortir vers une autre mort, voilà la mort !
- Par l’entrée ou périr, sortons vite !
- NOUS aimons pénétrer un autre mort qu’AUTRUI qui crie : SORTIE.
- NOUS préférons sortir en un autre mort, non pour sortir par lui, mais chercher nous-même sous sa porte.
- Je cherche ta SORTIE moi aussi. Depuis longtemps et très longtemps.
- NOUS avons préféré être dans l’autre mort plutôt que dans celle ou l’autre créateur cria.
- NOUS aimons l’AUTRUI mais par une autre mort : c’est pour sortir par une autre mort que dans l’autre mort.
- NOUS préférons mourir sur le vif ; nous aimerions pénétrer vifs un autre mort ou un AUTRUI qui crie : SORTIE.
- NOUS avons préféré faire de l’autre mort, notre seule porte.
- VOUS aimeriez la mort si vous n’aimiez pas tant la vie pour vous-même ; vous aimez l’une et l’autre pour votre bien : c’est pour être dans la mort comme un autre mort par la SORTIE ou l’autre crie qu’il est la SORTIE de la SORTIE elle-même.
- VOUS aimiez et préfériez pour votre bien et le mien pénétrer vifs à l’autre ou il crie : ouf !
- NOUS préférons la mort à la mort. Car la SORTIE de la mort ne mène à rien.
- NOUS aimons préférer la sortie à la mort le plus vite possible ; mais vous avez préféré entrer dans un autre mort de son vivant.
- A la SORTIE d’AUTRUI toute vie mérite sa peine ; puis, quand la mort s’en échappe, c’est une SORTIE de la mort qui s’en va s’en parler.
- Ceci n’a pas d’importance, car dès la SORTIE d’animal la mort nous échappa.

Ici, les mots semblent s’amuser entre eux, partir, revenir, surgir à un endroit inattendu, se perdre en route, abdiquer, bouder, refuser de jouer avec les autres, mais reparticiper finalement, entrer à nouveau dans la danse, ajouter leur(s) grain(s) de sel, s’associer à certains, en fuir d’autres, être coquets, bêcheurs, fous, bêtes, méchants, shadokiens, pervers, roublards, coquins, etc., etc.

Bref, c’est une comédie que nous jouent les mots, un jeu de cache-cache, celui du chat avec la souris – mais qui est le chat ? Et qui la souris ? Eux ? Nous ? Et l’auteur dans tout ça ? N’y serait-il donc pour rien ? Cela n’est pas impossible : il a peut-être juste fixé un cadre puis les mots sont venus : et voilà le travail ! Voilà ce qui arrive quand le chat n’est pas là : les souris dansent – c’est en tout cas l’impression que cela peut donner…

Aux pages 118-119-120-121-122, le jeu reprend avec « préférer », « vie », « mort » et « sortie » et, aux pages 331-332-333, avec « opinion », « pouvoir », « vérité », « liberté », « erreur » et « mensonge ».