1.6.3. Une corne d’abondance rhétorique

Enfin, dans la lignée directe de Rabelais, Jean-Charles Masséra partira des jargons techniques actuels pour proposer de sidérantes sextines dans le texte précédant United Emmerdements of New order (cf. United Problems of Coût de la Main d’œuvre), manière efficace, signifiante, édifiante, brillante et hilarante de mettre en scène le cynisme contemporain. Comme chez Novarina (ils ont d’ailleurs le même éditeur), c’est le brusque retour du mot et de l’expression (ici souvent complètement creuse) qui pourra susciter le rire (on tournera en effet autour de bouts de phrases tels que « service à thé pour 20 balles », « baladeurs qu’ont un son pourri » et « balles de tennis qui sont toutes molles après deux trois échanges »).

L’intention de Novarina utilisant dans son principe le procédé en question sera beaucoup moins politique : il semble attendre de la sextine (on aura compris que nous utilisons ce mot par commodité) qu’elle l’amène plus loin sur le terrain du questionnement philosophique et métaphysique car il semblerait que la sextine, opérant le langage et fonctionnant comme une véritable corne d’abondance rhétorique, lui permette de se poser encore et toujours de nouvelles questions et même de renouveler son stock à l’infini. Wittgenstein fonctionnait ainsi mais la formidable sextine qu’est le Tractatus est le fruit d’une réflexion très aboutie sur le langage tandis que l’approche novarinienne est celle d’un poète s’efforçant de parler de ce qu’on ne peut pas dire.

Ce projet le rend d’ailleurs beaucoup plus proche d’écrivains comme Sarraute et Guyotat que de philosophes comme Wittgenstein mais sa manière de ne partir que de quelques mots et idées plus ou moins fixés à l’avance (et depuis longtemps) pour bâtir ses œuvres relève d’une procédure philosophique rappelant furieusement l’organisation d’œuvres très sophistiquées comme le Tractatus, L’Ethique, Les Pensées ou Les méditations métaphysiques ; de même, il se peut que la sextine soit à l’origine des plus grands textes sacrés (pour le bouddhisme, c’est évident). Ajoutons cavalièrement que si Wittgenstein avait écrit une pièce à partir du Tractatus, elle aurait sans doute eu des accents novariniens.

Enfin, on peut, sans parler de sextine proprement dite, estimer que Gertrude Stein et Jean-Luc Parant, dont la rhétorique si particulière semble fugacement reconduite à la page 92 de L’Acte inconnu (cf. « yeux », « nous », « apercevoir », « boules », « paupières »), proposent une littérature répétitive suggèrant un mouvement tournant, tournoyant, hallucinatoire et hypnotique qui évoque un peu le novarinien (et, parfois, la musique de Bach).