1.7. Une « esthétique du heurt et du tohu-bohu »

Chez Novarina et dans tous les exemples que nous avons cités, le travail de permutation ad ad libitum, voire ad nauseam, concerne de façon évidente certains mots très précis mais le procédé est utilisée de manière peut-être plus sourde au niveau de certains thèmes : c’est, nous semble-t-il, le cas de la nourriture, de la mort et du cirque dans Le Drame de la vie. Dans un article , Christine Ramat, évoquant l’idée d’un grand brassage assez violent (cf. « heurt », « choc », « paroxystique », « poussée excessive »), semble rejoindre nos idées sur le sujet et ne trouverait peut-être pas trop stupide notre métaphore des boules (cf. thèmes, genres, vocables) de loto s’entrechoquant sans cesse :

Une esthétique du heurt et du choc qui brasse dans un vertigineux tohu-bohu sources théologiques et pitreries bouffonnes, qui orchestre dans la parade burlesque des langues de bois, le spectacle désopilant d’une recréation délirante de la langue. Ce parti pris d’hétérogénéité paroxystique, cette poussée excessive des formes différenciées (que définit le grotesque), et qui fait une place de plus en plus grande aux « arts mineurs » (le cirque, l’opérette, le théâtre de foire, de marionnettes, le music-hall), inscrit la logique du paradoxe au cœur de l’esthétique […] 238 .

L’idée que cela part en tous sens est encore évoquée par Marie-José Mondzain dans son article « "Mort à la mort !"» :

Gaffiot traduit : « Discurro : je cours de tous les côtés, çà et là, je parcours. Discursus : en parlant des racines, des vaisseaux et des étoiles c’est l’errance. Les grecs nommaient cela « planè » et non « logos » pour dire le vagabondage de l’ordre cosmique. Quand le verbe naît à la parole, quand il se fait chair, la langue se met à courir partout, en tous sens. Elle n’a plus le temps de préparer le texte dont tout l’art consiste à briser la course, l’élan fugueur et gyrovague des mots, hors des pieux langages bien tissés 239 .

Sur la part du hasard, de l’inconscient et du retravail voire de la triche, nous ne nous prononcerons pas mais il semble qu’on soit à mille lieues d’une écriture automatique à la Breton – qui, d’ailleurs, dit-on (et contrairement, paraît-il, à Desnos) ré-écrivait absolument tout. Il s’agit bien plutôt d’une toute nouvelle approche de la littérature ; si l’art est brut, l’œil est démiurgique et l’auteur semble toujours savoir dans quelle Grande Garabagne il s’aventure : dans La Chair de l’homme, on pourrait dire qu’il va dans les choux (abordant le thème de la mangerie/parlerie de type monstrueux) en enfourchant un « vélo vert clounique » ; dans Le Drame de la vie, il se fait « athlète du sentiment », écrivain de S.F. et commentateur sportif en direct du Stade d’Action ; dans Le Discours aux animaux, il revient plusieurs fois en enfance(s) et parle à Dieu ; dans L’Origine, il voit rouge (d’où le titre, L’Origine rouge), sa colère prenant pour cibles la télévision et les villes de France, qu’il maudit à la façon d’un nouveau (cf. « salles de musculation ») prophète Amos ; dans Le Jardin de reconnaissance, la Bible est à nouveau comiquement réactualisée, pièce à la fin de laquelle Adam (?) et Eve (?) semblent présentés par moments comme un couple presque normal ; dans Je suis, il nous propose un voyage au bout de la nuit et cherche Eurydice (?) dans Vous qui habitez le temps. Par ce survol trop rapide de quelques pièces, nous voulons signifier que chacune a une unité certaine – même si cette unité ne se voit pas tout de suite. Cependant, à l’intérieur de chaque pièce, comme les boules de loto dans la corbeille, cela s’agite, grouille, se bouscule, rebondit, se percute comme dans une tempête du Quart livre ou un typhon décrit par Joseph Conrad…

Notes
238.

Christine Ramat, « La Dramaturgie spirituelle de Valère Novarina », Europe, op. cit., p. 131.

239.

Marie-José Mondzain, « Mort à la mort ! », Valère Novarina, Théâtres du verbe, op. cit., p. 316.