2.2. Les métamorphoses de la Seule à cédille

2.2.1. La « distrib’ »

Cet « état d’alerte dans les zones de Broca » évoqué précédemment est accentué par le fait que, dans La Lutte des morts, Novarina touche vraiment à la syntaxe ; dans les autres pièces, il touche certes au mot (qu’il allonge, raccourcit, obscurcit, détourne de son sens, etc.) et à la phrase, mais respecte à peu près l’ordre habituel des mots à l’intérieur de celle-ci. C’est une difficulté de lecture supplémentaire ; que dire par exemple de formules telles que « Sans gît m’y fait mon chié » ou encore « L’embout son chantre lui hante au cul » (p. 362) ? Qu’il y a comme un parfum d’ « ancien Palabrais » ? Que c’est là l’œuvre d’un fou ? Que la viande s’est exprimée ? Qu’il ne faut pas chercher à comprendre ?

On peut néanmoins constater avec Marion Chénetier qu’il est très souvent question de la France et du français dans cette pièce étrange. Si la langue en question y est présentée comme un organisme vivant et de façon si multiforme, c’est peut-être aussi pour des raisons historiques et géographiques ; c’est que « [ça] parole » différemment (p. 376) selon qu’on se situe « dans les centres » (le centre-ville ?) ou « dans l’médus » (« l’entre-deux » : la banlieue ?) sans oublier « l’fou sabir » (celui des « classes dangereuses » ?) que « brame le fond » (la France profonde ?).

En somme, la complexité de la Seule à cédille réside entre autres dans le fait que « [chacun] qui parle c’te langue la modifie dans l’séminal plissier » (p. 363) – c’est à dire, supposons-le, selon les habitus langagiers de son lieu de naissance. A l’origine, la répartition (/distribution) s’effectua aussi en fonction des métiers des uns et des autres et Novarina, solennellement, proclamant la fin des « trépas mathématiques » pour annoncer une ère nouvelle (celle du « repas mathématon »), nous conte ceci, tout à fait comme s’il s’agissait d’une véritable Genèse des langues et des jargons :

‘Une Nuée sombre et claire tombe dans l’air. Une Nuée sombre et claire les coupe en deux. Les uns se bouchent les. Les autres se peignent les bouches en rouge. Paroles des pitres dans les docteurs, distrib’ des courtes et des fourchues. Versage des vins et des vinasses, fentes des mines, des tombes, des langues du nord, du sourd et de l’est, court au puble, court dans les publes. (p. 448).’

Ici, notre traduction (car, avec une telle prose, face à cet idiolecte, il s’agit bien de cela) pourrait consister en cela : sans que l’on comprenne vraiment ce qui se présida à tout ceci (cf. « Une Nuée claire et sombre »), le partage des langues (cf. la « distrib’ ») s’effectue avec violence et de façon radicale (cf. « les coupe en deux ») : s’il en est qui font les sourds, en « se [bouchant] les », pour éviter de se remettre en question, ceux qui « se peignent les bouches en rouge » partent sur le sentier de la guerre ; certains auront droit au « vin » de la victoire – et d’autres, à de la « vinasse ». Sur ce, des « docteurs » imposteurs tirent leur épingle du jeu avec des paroles de « pitres » tandis que de moins favorisés iront travailler à la « mine » ; le langage des uns est coupant, acéré (et leurs paroles : « fourchues », à double sens) et celui des autres est empêché, contraint (« C’est un peu court, jeune homme ! » leur sera-t-il signifié tout au long de leur existence). Certains sont travaillés par le désespoir, marqués par la mort (cf. « tombes ») et d’autres, enfin (cf. « sourd ») n’y entendent strictement rien ; cependant, les jeux ne sont pas faits et la roue peut encore tourner : cela fluctue, varie, circule, « court dans les publes ».

Signalons au passage que toute notre thèse pourrait être ainsi (mais serait-ce encore une thèse ?), c’est à dire truffée d’interprétations de ce type, tout à la fois baroques, délirantes et farfelues et que le lecteur universitaire doit être sensible à notre désir de nous brider au maximum et de les éviter le plus possible en essayant de toujours prouver ce que nous avançons ; cela dit, il semblerait bien que ce type d’approche (en somme un peu artiste) soit un des seuls moyens valables de se repérer dans la forêt.

Quoi qu’il en soit de l’accueil par l’université du paragraphe précédent, on peut penser que l’exemple cité donne une assez bonne idée de la lutte dont il est question ; lutte de pouvoirs, camps opposés, jeux d’influence, conflits armés : tout semble provenir, procéder du langage lui-même. A la question « D’où vient que ça parle, que la viande s’exprime ? », Chanson Porcin (p. 361) ira jusqu’à répondre : « Du partageage des genres humains ». C’est dire l’importance de la « distrib’ ».