2.2.2. Un combat pour rester dans la Phrase

Fonctionnant comme un comique docteur es-étymologie ayant plus d’un tour dans son « Sac à galices », Novarina nous entretient entre autres de ce qu’est devenu le « languon latinais » (p. 372), le « latrin » (qualifié de « sacré tamin » à la page 526) pouvant, comme à la page 513, se confondre avec la langue allemande : « Décadusse est in fuella lambem suit efficavit, rodusque délabrat, ut systo ejus houillo vitus sehr selbst pilluitur […] ».

Bref, malgré certaines apparences, le latin reste une référence, un fond sensible de la langue. Toutefois, comme un ultime sursaut de Vercingétorix et de Camulogène, « [le] bras se lève des gaules qui verbent » (p. 450). Une résistance s’organise (« Faut pas qu’ça soit toujours aux mêmes » dit la chanson de Caussimon) et d’autres « franches langaises » (p. 492) apparaissent, différentes et dissidentes : quelque chose semble refuser de mourir. Et c’est ainsi que l’on pourra se battre pour sa langue comme pour une dame du temps jadis dont on est fier de porter les couleurs. Dans un même ordre d’idées, « l’Ancien Palabrais » sera présenté, non comme une langue morte qu’on parlait sous les arbres, mais comme un personnage à part entière prenant parole et vie à la page 374 : « L’ANCIEN PALABRAIS. – […] ».

La lutte dont il est question s’apparente à celle d’un organisme vivant qui refuse l’entropie : « la main dans la farine », on (/ça?) « sagouine, remue tous les outils, secoue tous les objets » (p. 340). Le « Faut que ça phrase ! » de la page 347 résonne comme un défi, un cri de guerre, un refus de mourir- et annonce le « Mort à la mort ! » de L’Origine rouge. En fait, on veut bien du latin mais pour aller ailleurs : il s’agit de le «[manger]» et de l’«[avaler]» comme à la page 481, pour ensuite le digérer, l’intégrer, le transformer, l’enrichir, se retrouver soi-même. De ce combat intérieur/extérieur naissent, vaille que vaille, les langues du « seul pays dont le nom est un verbe » (p. 380). Se greffent, s’incorporent à tout ceci des apports venus d’ailleurs (voyages, invasions, etc.) ; ainsi donc, peu ou prou, un espace se dessine :

‘La frontière est d’abord franchie par le muret du soudoyen du capitale des Franges. […] Ça établit des bornes similitrophes des Frances côtières. Le retour des Francs-Côtiers hurle ça dans le plateau à Dorsarine. ’

Bref, chacun parvient à peu près à trouver sa place, à faire son trou : « Dans la faille de la langue française, le même trouduque s’y correspond » (p. 380). Pourtant, on peut le supposer, cette correspondance entre la « faille » et son « trouduque » ne s’effectue pas tout de suite, par l’opération du Saint Esprit : petit à petit, l’oiseau fait son nid et c’est ainsi que les langues s’installent…

Car enfin et décidément, l’état (p. 380) du « seul pays dont le nom est une monnaie » (que l’euro ait remplacé le franc est encore une preuve de la vitesse à laquelle les choses évoluent), de sa(/ses) langue(s) et de ses institutions reste relativement confus :

‘La France est largement horrifiée et topographique. Les champions du tour de phrase française s’y montrent dans le ordre catastrophique.  (p. 380). ’

Bref, malgré les efforts des uns et des autres, cela ne tourne pas vraiment rond ; l’unité est une utopie :

‘En languon policier, les substantives ont les véros, les verbaliers sont sans raccords. Chien Calineau donne le ut. Les présents des participés des frances font des détours dans les langues. Les conjugaisons, les déclinaisons, tout est catastrophique (p. 444).’

On pourra même avoir parfois l’impression que, dans La Lutte des morts, l’auteur ne nous parle pas vraiment des Français mais bel et bien des Shadoks – Albion étant d’ailleurs, chez Rouxel, représentée par les Gibis (cf. G.B.), ces porteurs de gibus. C’est que l’intelligence ne brille pas toujours par sa présence ; il y a de l’archaïsme et l’animalité, ici représentée par le Chien Calineau, n’a pas dit son dernier mot. L’immobilisme est aussi préjudiciable et on parlera même du « Carnage des placidiés » (p. 380). En outre, des écarts se creusent et les inégalités s’accentuent : « la colère gronde au sein des masses ». Le clivage « langue friquée » (p. 340) / « langues des bérets de la France » (p. 452) annonce peut-être celui de « France d’en haut »/ « France d’en bas » – tout en renvoyant encore un peu à celui de « Langue écrite » / « Langue orale ».

Un mouvement fâcheux semble se faire jour, comme si Novarina, en accord avec Céline, déplorait qu’Amyot, à un moment-charnière, fondateur de la langue et de la culture françaises, eût détrôné Rabelais : « C’est la langue qui sonne la fin des faces françaises qui sonne la fin des viandes, des réparties et d’la gaieté » (p. 345). Les « gros derrières amortitasses » (p. 345) y seraient-ils pour quelque chose ? L’expression choisie servirait-elle à désigner les ravages du politiquement correct ?

Quoi qu’il en soit, certains tristes sires (les « Sorbonnicols » rabelaisiens faisant ici retour) semblent vouloir donner au français un caractère morne, triste et compassé ; cela contamine la vie même en donnant à celle-ci, comme le générique d’un journal télévisé, un diapason d’emblée déprimant : « L’ambiance est froide, le monde officiel fait grise mine » (p. 391). L’envie de faire l’amour à la langue, de la lutiner/butiner, de la chahuter/bousculer n’est plus vraiment de mise – un peu comme si l’on avait « gaulé le sommier » (p. 526) qui servait aux ébats.

Bref, le français n’est pas forcément montré sous un jour gai, vivant, rabelaisien, jubilatoire : on semble en effet signifier « Ouste, ouste ! » au « sarcophion francié » (p. 526). Une sorte de menace semble planer, comme une épée de Damoclès (une cravate de chanvre ?) suspendue au dessus des langues et des têtes : « Au plafond réel, des quantités d’animaux arrivent et regardent les corps de la France catastrophière à gaz » (p. 509). Parfois, dans l’œuvre de Novarina (l’auteur étant né juste après la guerre), il est fait allusion à des présences volantes dont on peut penser qu’il s’agit d’avions de chasse voire de bombardiers (c’est le cas dans Lumières du corps) ; or, c’est peut-être le cas ici (d’où ce mot-valise mêlant catastrophique, fière et catastrophée), le gaz renvoyant aux chambres, au Vel’ d’Hiv’ et à Pétain.

Pourtant, dans le cadre d’un dispositif très novarinien en ce qu’il y a des entrées et des sorties, quelque chose (l’esprit rabelaisien ? le désir de jouer avec les mots ?) refuse obstinément de mourir, « Faut que ça phrase ! » (p. 347) « A la cédille ! » (p. 526) voire "Au Slam, citoyen !" pouvant s’entendre comme des cris de guerre et de résistance : on voit ici toute l’actualité du propos novarinien car le combat dont il parle (entre passéistes et novateurs ? vrais cuistres et faux clowns ? classiques et modernes ?), s’il change bien sûr dans sa forme – l’ actuel slam américain étant peut-être appelé (c’est un exemple parmi d’autres) à avoir un bel avenir en tant que forme nouvelle de poésie orale sportive et rythmée –, ne prendra jamais fin.