2.2.3. « Gommier » et « Abondancier »

A l’image de L’Atelier volant, La Lutte des morts se présente donc finalement comme une pièce très politique. Car enfin, la maîtrise (ou pas) des « alphabons » (p. 470) décide de bien des choses dans la vie des « Hommes de Societ ». L’institution scolaire permet certes (du moins : en théorie) de réduire en parties les différences socio-cuturelles au niveau de ces acquis langagiers ; mais cela ne s’effectue pas sans violence :

‘Vous avez été mis en classe pour faire l’apprentissage du français et parvenir aux professions […] Conjugue ! Conjuguez ou vous sortez du collège ! Conjugue ! Conjugue ! » (p. 519).’

En plus de cette violence, l’école semble posséder (à plus ou moins long terme) une sorte de capacité à formater, à uniformiser par le langage les individus d’une même société ; ici donc, l’institution scolaire (cf. p. 363) serait plus du côté du « gommier » et du feutre rouge que de « l’Abondancier », qui est peut-être une manière d’évoquer les forces vives de la langue, la richesse de cette dernière et sa faculté constante de renouvellement, comme une fantastique corne d’abondance » qui serait toujours à notre disposition mais de laquelle, au fond, par timidité, frilosité, nous ne tirerions plus grand chose. « A la cédille ! » semble encore s’exclamer l’auteur voire « Puisons ! Pillons ! ».

En somme, si « Abondancier nourrit Langue » (p. 363), c’est bel et bien « Langue » qui « nourrit Index » (symbolisant peut-être mort, norme et figement), l’inverse (cf. « Index nourrit Langue ») n’étant pas forcément vrai ni même possible et encore moins souhaitable. Quant à la grammaire (peut-être trop détachée de la rhétorique), son enseignement semble ramené à un cours particulièrement déprimant : « Axe et jambage au cul reliés, joint du cerveau dont c’est la tombe. Ça articule suivant qu’il serre son terminal ou son selon » (p. 363). Puis « l’arbre républicain » devient une « table de déclinaison » – et on retrouvera le mot « tombe » mis au pluriel (p. 363). Là encore, l’idée de langue est associée à l’idée de mort car on pourrait presque avoir l’impression que les langues sont comme des tombes et que cette lutte des morts est en somme une guerre de tranchées ; et pourtant, des deux côtés (estrade, tranchée, frontière), on ne se laisse pas faire : la garde (et Michard ?) meurt mais ne se rend pas.

Bref, malgré de louables efforts et de belles avancées historiques (instauration de la démocratie, école pour tous, aides diverses, etc.), l’injustice sociale reste et restera une réalité : dans une phrase comme « Avec grande pompe, les Français font des tours en fourneaux » (p. 402), on pourra songer à un Louis XIV visitant ses gens ; et dans la phrase suivante, « Les anciens faîtiers font des gardes de rire », à une chute sociale (cf. « faîte ») dont il se peut qu’elle soit vécue comme humiliante et dégradante.

Une forme d’insupportable paternalisme pourra également, à l’occasion, pointer le bout de son nez. Ainsi, dans L’Atelier volant, il y aura récupération par les Boucot de certains aspects de la culture populaire (cinéma, etc.), souvent pris, figés dans des rets lexicaux pseudo-poétiques et somnifères – car la langue peut aussi fabriquer des morts (aliénation, druckerisation, perte des vraies valeurs, traditions à l’agonie, etc.). Ici, l’auteur semble nous inciter à rejeter mélo, pathos et novlangues pour effectuer rabelaisiennement un salutaire retour aux sources en nous réappropriant vraiment la Seule à cédille, en allant puiser dans cette fantastique corne d’abondance, dans cet « Abondancier » furieux et fabuleux qu’est la langue française.

Ainsi donc, à travers toute son œuvre mais dans La Lutte des morts en particulier, l’auteur semble vouloir nous faire sentir que la langue bouge de mille façons, un peu à l’image de la nature, c’est à dire de façon cyclique (cf. saisons), relativement prévisible ou complètement inattendue (cf. volcans, tremblements de terre, cyclones, etc.) quand elle ne fait pas montre d’une anarchie totale.