2.2.4. Néologie et géologie

→ Glissements métonymiques et glissements de terrain

En fait, le glissement métonymique est présent dès L’Atelier volant où « Vifs » côtoie « Vite » et « tifs » : « – […] qu’allons-nous faire de tous ces tifs / – Tifs ? Accumuler, morts ou vifs ! / – Vifs ? Vite, les vendre ! » (p. 113). Dans cette pièce politique, certains glissements sont parfois plus signifiants – ici, tuer les "boucs" et Boucot permettrait peut-être de faire sonner l’heure de la fin des "bouliers" (c’est une hypothèse) mais les ouvriers sont trop fébriles (ils sont dans la même situation qu’Hamlet hésitant à assassiner son oncle) et ils échouent in extremis. Dans Le Drame de la vie, c’est une usine qui semble passer de mains en mains (d’un Boucot l’autre, en quelque sorte) : « Usine Kuhlman […] Ugine Coulement […] Ugrine Ulema […] Usine Culema » (p. 11). Plus loin (p. 31), c’est le mot même d’usine qui se modifie constamment : « urgine […] urbine […] usline […] urvine […] urdine […] ugine […] urine » en tournant autour d’angine, de sourdine, de turbine et de ravine. Autre métamorphose étrange à laquelle on assiste dans Le Drame de la vie : celle du mot « Machulé » qui devient « Achulé » puis « Machul » puis « Achu » pour redevenir « Machul » (Guyotat aurait ajouté « machuré »), cela en quelques répliques :

Naissance d’un homme par les oreilles. Au milieu du Stade d’action, on élève une arche en plastique. Qui sort de l’arche en plastique ? C’est la voix de l’enfant Machulé.
L’HOMME DE NICEPS. – C’est la voix de l’Enfant Machulé. Il entre dans le théâtre des oreilles.
L’HOMME DE DEFUNT. – C’est la voix de l’Enfant Achulé.
L’HOMME COMESTIBLE. – J’entends la voix de Machul, de l’enfant Achu.
VOIX DE L’ENFANT ACHU. – Je veux entendre la voix de l’Enfant Machul.
CHAMPION MUTIQUE. – Qui êtes-vous ?
L’ENFANT MACHUL. – L’enfant Achu. Je suis des vôtres. J’aime le vide.
DOCTEUR AUTRUI. – Enfant Machul, dites-vous paroles et sortez !
L’ENFANT ACHUL. – J’ai fait l’expérience : on voit rien dans la science. L’homme est un rythmon. La Viande est une succession. (pp. 18-19).

Toujours dans Le Drame de la vie, on passe de « Pâtissier » à « Pontissiers » (p. 102 : « J’ai vu Elémot Pâtissier, les Pontissiers Acte et Loubet ») et de « robinet » à « Bobichet » puis à « Bobet » : » – […] Je buvais frais au robinet […] / – Qui c’est qui entre / – Saint Jean Matié et Nictère Bobichet. / – Qui va derrière ? – Saint Jean Mutier et son chapeau Bobet » (p. 194), le mot « Mutier » rappelant un peu mues, muté, mutation ou émeutier).

Aux pages 158-159-160 du Drame de la vie, on a cette série : « Lombard » […] « bombardements » […] bombes […] Lombard […] bombe […] Lombard qui cordéonne […] bombardements […] Lombard […] Débordement […] bombe […] Lombard […] bombardements […] Lombard […] Lombardier », le dernier mot étant un mot-valise mêlant Lombard et bombardier, le malheureux ayant été marqué à vie, dans son nom même par les bombardements. A la page 187, une main gercée est utilisée comme un « gouvernail » et on commente en disant : « Le courant est si fort et le nageur si tremblant qu’il doit utiliser sa peau comme un gouvernement ». De même, le « triple-pattes en costume à manche pied » devient le « steeple-patte en costume à manches courtes » (p. 14) tandis que – un peu plus loin (p. 59) –, un « sac à râle » devient un « masque à râle » évoquant mascarade et masque à gaz – et notons pour terminer les glissements en « édélivré […] Etromisé […] Eternisé […] Etrennisé » (p. 106), « Pampluchon […] Baluchon […] Capuchon » (p. 264) et « mâcher […] marcher […] manger (p. 237).

Dans La Lutte des morts, une lutte des mondes, des monstres et des mots, les glissements sont également surprenants : si une « poutre » devient du « foutre » (p. 402 : « Aïe au poutre ! […] Aïe au foutre ! ») et si « matière » devient « lumière » (p. 448 : « Vous fabriquez de la matière ! Vous fabriquez de la lumière ! »), notons surtout « rossignolet […] drussignolet […] ratignolet […] polisignolet […] gruaushignolette » (p. 387) et, dans une seule et même phrase (cf. p. 413) : « sarbaquière […] salpantier […] sarbaque […] sarbaquier » – enfin dans la série « armalades […] armada […] malade […] arts malades […] armes » (p. 470), on voit que les arts, les armes et la fière armada n’ont finalement pas plus de consistance qu’une banale marmelade. Un certain comique n’est donc jamais très loin même si c’est un mot terrible comme « carnage » qui semble l’emporter dans le glissement « Courage […] courge […] courgeon […] carnage » du Monologue d’Adramélech (nouvelle éd. ; p. 13), pièce où l’on passe "darouiniennement" de « singe » à « Signe » (p. 37) même si ce « Signe » redevient un « singe » (le mot est répété deux fois), singe s’avérant beaucoup plus loquace que Bosse de Nage : « C’est Béhémoth, elle va en mer avec ses sœurs ».