2.3. L’exemple du Quart livre

2.3.1. Langage/tangage et roulis/roue libre

Les notions de peur, d’inquiétude, de danger et de mort sont ici aussi présentes que dans une tempête du Quart livre. Novarina dit d’ailleurs, dans Le Théâtre des paroles, aimer particulièrement ce type de scène chez Rabelais :

J’aime les tempêtes chez Rabelais, tous les moments de fort tohu-bohu. J’aime m’y retremper. Il me rappelle que ma langue (que j’ai à désapprendre et oublier tous les jours, que je n’ai jamais possédée), ce français qu’on dit parfois inaccentué, raisonneur et guindé, est une langue très invective, très germinative, très native, très secrète et très arborescente, faite pour pousser. […].
Lire Rabelais, c’est une navigation très épuisante, très fatigante. Tout le corps doit rejouer, ça redéfait toutes les idées. C’est une dépense usante : c’est redécouvrir sous la langue toute une profondeur respirée, qu’on voulait nous faire oublier, tout un orchestre intérieur et des muscles chanteurs qui travaillaient plus. C’est dur… […]
Rabelais entraîne très loin en arrière, très en avant de notre actuel français […].

Plus loin, il explique : « ce qu’il faut qu’on entende, quand on parle, c’est que ce sont encore des animaux qui parlent et que ça les étonne énormément. Il y a ça chez Rabelais, mais aussi chez La Fontaine ou Bossuet… Mais c’est quand même dans le Quart livre qu’on entend le mieux que parler est vraiment catastrophique ». A la fin, on comprend que ce texte est en fait l’équivalent d’un manifeste novarinien : « Rabelais mime la Bible et questionne la parole. Son livre est lumineusement incompréhensible. C’est un chaos très nécessaire aujourd’hui, où il y a un mystère de la langue qu’on voudrait nous enlever. […] » (p.153). Il se peut même qu’il se soit inspiré de certains chapitres du Quart livre – et de la panique comique de Panurge (car, dans les deux textes, le rire est loin d’être absent) – pour écrire La Lutte des morts.

Quoi qu’il en soit, lorsque Roséliane Goldstein, après un an de travail autour de cette pièce, lui demanda « à quoi ça ressemble », il évoqua Shakespeare en répondant « à La Tempête, parce que la question du théâtre y est posée sans cesse, parce que le théâtre y est sans cesse menacé, mis à l’arrêt, interrogé, auto-creusé. C’est philosophique et très abstrait - mais avec des vrais blocs d’atrocement vécu, laissés là, terriblement vrai, et dont tu ne peux rien dire. Des moments d’eau claire, puis tout d’un coup arrive un énorme bloc de rochers charriés, bruts, un tronc d’arbre et de la boue qui passe dedans. ».246

Notes
246.

Valère Novarina, « Valère Novarina, enveloppé de langues comme d’un vêtement de joie » (entretien avec Hadrien Laroche), Java, op. cit., p. 45