Notons tout d’abord que dans le texte même, certaines expressions renvoient directement à l’idée de tempête, ce qui tendrait à prouver que l’auteur est maître à bord et que la tempête en question serait donc essentiellement rhétorique, consciente et maîtrisée – nous pensons notamment à « Tempête pronominale » (O.R., p. 85), « ouragan des noms » (O.R., p. 169) et « torrent tribulatoire » (S., p. 113), sans oublier « Ouraganesque » (T.P., p. 31).
Chose révélatrice : pour évoquer l’œuvre de Novarina., les critiques se réfèrent souvent, eux-aussi, à cette rhétorique. Ainsi d’Olivier Dubouclez qui, parle d’une « tempête iconoclaste du langage » »247 et de « tempêtes grammaticales »248 – dans son article pour La bouche théâtrale, il parle même de la « mise en branle des tourbillons linguistiques »249 et Jean-Luc Steinmetz de « l’endurance des mots », ici « malmenés comme les pierres d’un torrent »250. Quant au défilé d’Hervé Bouchard, il rend bien compte de ce qui est à l’œuvre, lui qui représente poétiquement « Novarina parmi les astres discutant avec le moine Rabelais en françois de son chaos d’tempêtes dans la langue de chez, de son boucan dansant dans son Quart livre, tout renverser, , voyant tout, comprenant rien […] »251.
Autre piste à explorer : s’il y a tempête, elle est peut-être intérieure (c’est surtout dans la tête du Roi Lear que les éléments se déchaînent) : tout cela peut se confondre et se mélanger (chaos dedans et chaos dehors, en quelque sorte) et c’est peut-être parfois le cas chez Artaud, Céline, Guyotat ou Valère Novarina.
Quant au texte précédemment cité (au titre signifiant : Chaos) et pour en revenir à Rabelais, il est certain que, rhétoriquement parlant, il rend bien compte de la tempête, telle que décrite dans le Quart Livre :
‘ Soubdain la mer commença s’enfler et tumultuer du bas abysme, les fortes vagues battre les flans de nos vaisseaulx, le Maistral acompaigné d’un cole effrené, de noires Gruppades, de terribles Sions, de mortelles Bourrasques, siffler à travers nos antemnes. Le ciel tonner du hault, fouldroyer, esclairer, pluvoir, gresler, l’air perdre sa transparence, devenir opacque, tenebreux et obscurcy, si que aultre lumiere ne nous apparoissoit que des fouldres, esclaires, et infractions des flambantes nuées : les categides, thielles, lelapes, et presteres enflamber tout autour de nous par les psoloentes, arges, elicies, et aultres ejaculations etherées, nos aspectz tous estre dissipez et perturbez, les horrificques Typhones suspendre les montueuses vagues du courrant. Croyez que ce nous sembloit estre l’antique Cahos on quel estoient feu, air, mer, terre, tous les elements en refraictaire confusion. 252 ’On le constate encore : nous sommes bel et bien en présence d’une littérature énumérative comparable à celle de Novarina ; d’ailleurs, il y a aussi chez Rabelais des changements de rythme et des moments d’emballement :
‘ Zalas les vettes sont rompues, le Prodenou est en pieces, les Cosses esclattent, l’arbre du hault de la guatte plonge en mer : la carine est au Soleil, nos Gumenes sont presque tous rouptz. Zalas, zalas, ou sont nos boulingues ? Tout est frelore bigoth. Nostre trinquet est avau l’eau. Zalas à qui appartiendra ce briz ? Amis prestez moy icy darriere une de ces rambardes. Enfans, vostre Landrivel est tombé. Helas ne abandonnez l’orgeau, ne aussi le Tirados. Je oy l’aigneuillot fremir. Est il cassé ? Pour dieu saulvons la brague : du fernel ne vous souciez.[…] C’est faict de moy. Je me conchie de male rage paour. 253 ’Cette tempête dure en fait très longtemps (et on pourra trouver nos coupures discutables): comme dans La Lutte des morts, de nouveaux dangers surgissent encore et toujours ; il y a de nombreuses avaries et la mort n’est jamais loin, mais l’on sait se révolter et faire face :
‘ Vertus Dieu qu’est-ce là ? Le cap est en pieces. Tonnez Diables, petez, rottez, fiantez. Bren pour la vague. Elle a par la vertus Dieu, failly à m’emporter soubs le courant. […] Zalas, Zalas, voicy pis que antan. Nous allons de Scylle en Caryde, holos je naye. Confiteor. Un petit mot de testament frere Jan, mon pere, monsieur l’abstracteur mon amy, mon Achates, Xenomanes mon tout. Helas je naye, deux motz de testament. 254 . ’La différence fondamentale avec l’œuvre de Novarina, c’est que chez Rabelais, l’homme (ici « le pilot ») reprend ses droits, et arrive finalement à contrôler la situation, ce qui n’est pas du tout le cas dans La Lutte des morts (où ce sont plutôt les mots qui sont au poste de pilotage, à la barre) :
‘ Couraige enfans, dist le pilot, le courant est refoncé. Au trinquet de gabie. Inse, inse. Aux boulingues de contremejane. Le cable au capestan. Vire, vire, vire. La main à l’insail. Inse, inse, inse. Plante le heaulme. Tiens fort à garant. Pare les couetz. Pare les escoutes. Pare les Bolines. Armure babord. Le heaulme soubs le vent. Casse escoute de tribord, filz de putain. 255 ’On aura noté au passage l’analogie troublante entre le nom commun « boulingues » (qui revient deux fois) et le verbe occitan "bouléguer", évoqué ci-avant ; cela boulègue en effet, on est soi-même emporté par la houle et blackboulé dans tous les sens. Qu’il s’agisse de Novarina ou de Rabelais, notre étonnement devant tant de chaopacité est finalement un peu le même que celui de Pantagruel lors de sa première rencontre avec Panurge : « Que diable de langaige est ceci ? ». Pourtant, lisant ce passage plein de bruit et de fureur, les lecteurs ayant lu attentivement Normance, ne seront peut-être pas trop dépaysés ; dans un même ordre d’idée, lire Novarina peut constituer un bon entraînement pour lire Rabelais – mais l’amusant est que cela fonctionne dans l’autre sens : qui a réussi à terminer La Lutte des morts est sans doute, nous semble-t-il, paré pour embarquer dans le Quart livre.
Olivier Dubouclez, Valère Novarina, la physique du drame, op. cit., p. 7.
Ibid, p. 100.
Olivier Dubouclez, « Portrait de l’acteur en personnage : l’acteur et ses masques dans le théâtre de Valère Novarina », La bouche théâtrale, op. cit., p. 151
Jean-Luc Steinmetz, « La parole visible », La voix de Valère Novarina, op. cit., p. 34.
Hervé Bouchard, « Le défilé », La bouche théâtrale, op. cit., p. 145.
François Rabelais, Quart livre, op. cit., p. 223.
Ibid, p. 225.
Ibid., p. 239.
Ibid, p. 251.