2.5. Pour une pluriloquie néo-babélienne

2.5.1. Peuples, langues et cultures

Toutes les langues européennes seront peu ou prou représentées mais ce n’est pas pour cela qu’on oublie les langues anciennes : pour annoncer le temps qu’il fait à Lyon, on dira « Il a plu à Lugdunum » (O.R., p. 116), exemple parmi d’autres – idem pour le grec ancien dont les racines permettent la création de mots savants quoique n’existant pas dans le dictionnaire (ne citons que «  logodynamique », « logodrame », « logosporée », « pneumatogramme », « zoodrame », « Chronomachie » et « Chronopathie »).

Dans L’Acte inconnu, il semble qu’on assiste à un retour en force du grec ancien, même si ce dernier se voit considérablement retravaillé dans « Théanthrope » (p. 9), « sématophobes » (p. 11), « Motographe » (p. 49), « démocratologue » (p. 87) ou « zoographique » (p. 86). A la page 112, c’est même un véritable tir groupé avec « spontologue », « thanatologue », « logologue », « omphrologue », « médiologue », « futurologue », « discrimininologue-conjoncturiste », « panagogiste stéphanois » (sans oublier les ci-avant évoqués « anato-tautologiste » et « sociétototolologue »).

On aura encore, avec « goniauds » (O.R., p. 116) une variation à partir du très lyonnais "gones", les régions françaises étant également très représentées (dans les slogans politiques notamment). Le parler marseillais est, lui, représenté par des expressions comme « Bonne mire » et « Coquin de mort » et de même, la question « Tu traverses, ou bien » (O.I., p. 52) est connotée géographiquement, qu’on utilise en Suisse et/ou dans les régions françaises jouxtant ce pays – idem pour le mot « septante » mis dans la bouche de la Belge Laurence Vielle (in La Scène). Il y a aussi un jeu, un constant mouvement de va-et-vient entre plusieurs registres de langues (argot, verlan, termes techniques, structures savantes) : là encore, il y a brassage (cela pourra même dérouter), l’auteur prenant, de ce point de vue, le relais de Joyce, de Céline et de Raymond Queneau.

Dans L’Opérette imaginaire, on aura des traces d’italien : « facciamo le corne » (p. 66), « Funiculi-Funicula » (p. 140) ; de même, le début de L’Acte urbain (p. 17), écrit en italien, sera traduit juste après - quant au portugais, il sera représenté par un mot très spécifique : « saudade » (p. 104). A la fin de La Scène, on cherche un homme et une ombre, mots que l’espagnol semble associer dans « hombre » ("je cherche un hombre" étant peut-être ce qu’il faut entendre). Les Machines à dire la suite entreront également en piste et participeront activement au feu d’artifice babélien, par petites touches ou bien en disant les mêmes nouvelles en trois langues différentes. Toujours dans La Scène (pp. 194-195), on assiste à un déraillement-détraquement comique et très joycien (on se croirait dans Finnegans Wake) de la Machine à pluriloquer, celle-ci s’emballant et se mettant à mélanger allégrement les langues. Enfin, les langues sont parfois retravaillées dans un but humoristique, surtout l’anglais, souvent réécrit comme le faisait Queneau, c’est à dire dans un franglais phonétique (voir première partie).

Cette quête pluriloque était aussi celle d’Artaud (par ailleurs inventeur du « langage charabia ») qui voulait « parler la langue de ses nerfs » et disait chercher comme un « chantonnement scandé » se situant entre « nègre, chinois, indien et français villon » mais on peut également retrouver dans son œuvre (glossolalies, notamment) des traces de turc (une partie de sa famille était originaire de Smyrne), de grec (ancien et moderne), de latin (qu’il étudia à l’école), d’espagnol (cf. voyage au Mexique) et d’anglais (cf. voyage en Irlande et travaux de traduction). Dans le projet néo-babélien, Artaud, Joyce (plus encore que Beckett) et Guyotat (influencé notamment par la culture arabe, l’ancien français et certains argots) nous paraissent donc assez proches de Novarina – mais il conviendrait bien sûr de nous livrer à une étude comparée beaucoup plus approfondie.

Pourtant, le brassage langagier peut aller encore plus loin que cela puisqu’il peut concerner aussi (c’est le cas chez Novarina) des approches culturelles spécifiques (chamanisme, taoïsme, zen, foisonnement extrême du panthéon hindou, métempsycose, soufisme, etc.). Là encore, il y a brassage et rebrassage – au fond, on ne devrait pas parler d’œuvre-monde mais plutôt d’œuvre-mondes (car elle en contient plusieurs).

Faisant allusion à une liste du Théâtre des paroles (dans Pour Louis de Funès, p. 143) réunissant « Hallâj, Eckhart, Aboulafia, Jean Tauler, Jean de la Croix, Jeanne Guyon, Jean Dubuffet, Johannes Schaeffer, Günter Ramin, Oum Khalsoum, Rûmi, Nathan de Gaza », Bernadette Bost257 va jusqu’à parler de syncrétisme :

[…] le syncrétisme de V. Novarina se manifeste dans cette liste qui allie aussi bien la voie juive d’un chercheur d’extase comme Abraham Aboulafia, que la mystique médiévale occidentale de Maître Eckart et de Jean Tauler qui en fut le disciple jusqu’à Oum Khalsoum et Dubuffet (mentionné comme la figure inspirée de l’art brut auquel l’auteur se réfère souvent) en passant par Johannes Schaeffer (alias Angelus Silesius) ou encore le soufisme musulman d’Al-Halladj ou enfin le fondateur des derviches tourneurs, Djalad al-Din Rûmi. 258

Ici donc, dans le creuset accueillant de l’œuvre, on s’inspire des approches des uns et des autres et on rend compte de la diversité du monde. Bref, il ne faudrait peut-être pas confondre confusion et synergie – lorsque la confusion s’organise, elle débouche in fine sur une œuvre à caractère altruiste, le syncrétisme évoqué par Bernadette Bost étant peut-être l’avenir de l’homme.

Notes
257.

Christine Ramat nous le rappelle dans son livre, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., p. 217.

258.

Bernadette Bost, « 429 fois le nom de Dieu. Une traversée mystique de V. Novarina », Recherches et travaux n°58, p. 232.