2.5.2. Langues nouvelles et idiolectes mystérieux

C’est peut-être surtout de Joyce, et du dernier Joyce (« Indiana Joyce », si l’on veut), que Novarina s’inspire, en partie bien sûr, pour écrire La Lutte des morts ; dans cette pièce, il va vraiment très loin, en effet, dans ce que, pour qualifier l’art joycien, Queneau nommait, dans Bâtons, Chiffres et lettres, le « néo-babélien ». Pour corser le tout, Novarina ajoute même des langues ; de fait, dans la Tour de Babel qu’il invente, on peut s’exprimer en « langue géranium » mais aussi « en italo-ruinique, en anglaudau-larvé, en saxonnerie-et-louchebu, en déblagrâbatûdinien, en hocherie d’mièche, en verladadan, en vieux sanscrit, en jarvanien, en pointillique » (C.H., p. 282).

De même, dans Le Discours aux animaux, on « [va] cahin-cahant, vernaculant » (p. 51), « [grommologuant] » (p. 252), s’exprimant dans « un baragouin » qu’on « [déverse] dans l’orille » d’autrui (p. 317), en « langue urnaise ou hollandique » (p. 192), en « latin vilain » (p. 123), en « idiome […] idiot » (p. 120), en « français des séculaires » (p. 184) ou en « secret-morse et fox terrier » (voire en « nox-terrien ») et « bien d’autres paroles que je prononçais ainsi, incompréhensible à tous et d’abord à moi-même » (p. 269).

Dans Vous qui habitez le temps, on écrit en « barfouillis de labia » (p. 68) et dans Je suis (p. 40), en « langue à traits, en parlé-rythmé, et en graffité fatidique et en parlé ruiné » mais aussi « [en] rythmique faux, en faux oraculaire, en perdition, par syncopes et en déceptif vrai » (autre moyen d’expression, celui-là plus brutal : « [frapper] les arbres avec des caissons ») Dans Le Théâtre des oreilles (in T.P., p. 74), on évoque encore la latinaise, la pontique, la trudelle, la lécorne, la bamblique, l’éléphantine, la jublique ; à la page 71, c’est comme un chamanisme appliqué à des langues mortes et/ou inaudibles ; « il » (sans doute l’auteur se déhommant phénoménolittérairement pour faire un bilan de son travail) veut en effet « appeler les langues qu’on n’entend plus ».

Ces langues mystérieuses, anciennes-nouvelles, sont autant de modalités de ce « novarinien » si multiforme que nous essayons d’étudier. Dans La Lutte des morts et Le Babil des classes dangereuses, il est donc allé très loin dans la chaopacité (chaos + opacité) : qui peut se vanter de déchiffrer vraiment L’Origine rouge, La Scène ou L’Acte inconnu ? (« Panou ! » eût dit Queneau). Dans Chaos enfin (T.P., pp. 151-155), il présente de façon très originale les langues qui aboutirent au français, parlant de « grec de cirque », de « patois d’église », de « latin arabesque », d’«anglais larvé », de « saxon éboulé », de « batave d’oc », du « doux-allemand » et d’» italien raccourci ».

Par la manière dont les langues existantes sont retravaillées, on aboutit à d’autres langues, ressemblant certes à celles dont on s’inspire mais malgré tout, plus tout à fait : c’est le cas de l’arabe (« Salimalez quoi »), de l’allemand (« wasse », pour was), de l’italien (« solitudiner ») de l’espagnol (« espécialement ») et surtout de l’anglais, non seulement francisé mais dont la francisation est à son tour remise en cause en devenant une sorte de franglais qu’on retravaille encore (« tauquechaudiste », etc.). L’œuvre est le creuset où tout se joue et surtout l’image de ce qui se passe vraiment.