2.5.3. Force centrifuge et langues refusées

→ Les jargons abscons d’une modernité boucotique

Ce qu’on refuse implicitement (et c’est pourquoi l’on s’en moque moliéresquement), ce sont les jargons abscons d’une modernité boucotique, à savoir tous ces jargons « techniques trop techniques » visant à mettre à distance le non-initié : le jargon de l’économie, par exemple, qu’on parodie à la page 58 de L’Atelier volant (notons ici, encore une fois, l’importance des initiales) :

‘Soit une valeur V et son surplus S, sous l’intervention (inéluctable hélas !) du facteur temps, elle engendre un taux hypothétique T, lequel, se superposant à lui-même selon les lois de Finck, finit tôt ou tard par donner le jour à un bénéfice B. ’

Si Boucot  s’exprime dans un langage aussi abscons et aussi abstrait, c’est dans le but évident d’emberlificoter les employés qui sont sous ses ordres : « Vous voudriez faire tourner la boîte, mais vous ne savez même pas comment elle vous tourne en vous faisant tourner au tour des autres boîtes qui tournent autour de vous » (A.V., p. 61), ce qui revient à dire « Ne vous occupez de rien : je m’occupe de tout ». 

Dans le dispositif hilarant des Machines à dire la suite, c’est à une aliénante modernité télévisuelle passant par la parole que l’on s’en prend. On parodie non seulement le phrasé mais aussi les tics langagiers, les tournures ridicules, les formules creuses, etc. On ne veut pas de cette insupportable langue de bois dont on se moque en la retravaillant – mais toujours très légèrement (l’absurdité l’ayant emporté avant, dans la réalité) à travers des nouvelles comme dans « Les « vrais faux cadavres du soi-disant charnier de la Patte d’oie viennent d’être démasqués comme étant des faux » (O.R., p. 138). La notion de « vrai faux », les préfixes « trans » et « para », le suffixe « ité », l’expression « zone tampon » (O.R., p. 31), bref tout ce jargon s’apparentant de la mauvaise science-fiction de surcroît mal traduite est constamment ridiculisé (le retravail, redisons-le, étant tout à fait relatif voire infime) : « limitrophité des frontières » (O.R., p. 41), « transroulabilité des zones circumpiétonnes » (O.R., p. 42), « claustrabilisité des zones parapénitentiaires » (O.R., p. 42), « zone d’échange péricommunicationnelle » (O.R., p. 38), « colloque sur la parlabilité du langage » (O.R., p. 40). Novarina, comme Artaud, nous aide à voir qui et où est l’ennemi.

Dans La Scène, même jeu : il se sert pour nous faire rire (et en cherchant peut-être, tel Molière, à provoquer d’éventuelles prises de conscience) de mots et d’expressions à la mode dont se gargarisent tous les présentateurs de J.T. : « ingérence » (ici dite « citoyenne »), « signal fort » et « société civile » à la page 81 – idem dans L’Origine rouge : « devoir d’ingérence » (p. 40), etc. Dans L’Acte inconnu, les expressions en question seront peut-être encore plus retravaillées  : « arme de distribution massive » (p. 155), « Théâtre équitable » (p. 99), « différence plurielle » (p. 62) et « ex-ancien nouveau catalogue périmé » (p. 45).

Seront aussi inventés des noms ridicules d’organisations apparemment politiques comme « Libertés Galopantes » (S., p. 96), « groupe Perspectives Comblées » (S., p. 81), « Tendance Confondue » (S., p. 82), mais aussi « Force Unique » et « Démagogie Libérale » (S., p. 63) - et on évoquera même le « porte-parole d’Enfances Pugnaces » (S., p. 96), ainsi qu’une « commission de comblements à longs termes des zones de vide juridique » (S., p. 113).

Quant à la célèbre métaphore des robinets de l’information servant à désigner le flux continu proposé, elle sera développée dans L’Origine rouge (p. 38) : il s’agira en effet de les « refermer derrière soi ». C’est donc le conseil que nous donne l’auteur, ce dernier préférant (il ne cesse de l’affirmer) la parole à « l’eau tiède de la communication » (l’expression est de lui)  : « Communiquer ! Communiquer ! Y a que les vases qui communiquent » lançait l’auteur des Cool Memories – parions que sur ce point, Novarina serait tout à fait d’accord avec Jean Baudrillard.

Dans Chaos enfin, il parle d’un « français civique, médiagogique, morse inodore plat » qui a oublié Rabelais et qu’il présente comme une langue « guindée » qui ne sait plus danser (« une petite-bourgeoise qui s’étrique, un pauvre petit idiome laïc, un espéranto de plus en plus étroit »), une « langue de dictée », une « langue de sondés, de dicteurs dictés, de porte-parole », etc. Hélas, cette langue tend de plus en plus à devenir la nôtre – les choses ayant même empiré depuis l’époque de la publication de Chaos (en 1989).