2.6. Un « parti pris d’hétérogénéité paroxystique »

Dans un de ses articles, Christine Ramat illustre bien l’idée que ce fabuleux néo-babelien pourra également concerner thématiques, genres, arts mineurs et traditions diverses :

Une esthétique du heurt et du choc qui brasse dans un vertigineux tohu-bohu sources théologiques et pitreries bouffonne, qui orchestre dans la parade burlesque des langues de bois, le spectacle désopilant d’une récréation délirante de la langue. Ce parti pris d’hétérogénéité paroxystique, cette poussée excessive des formes différenciées (que définit le grotesque) et qui fait une place de plus en plus grande aux « arts mineurs » (le cirque, l’opérette, le théâtre de foire, de marionnettes, le music-hall), inscrit la logique du paradoxe au cœur de l’esthétique. 265

Il y a de fait un « heurt des langages » : l’expression est de Jean-Louis Scheffer qui l’utilise dans sa « Lettre » 266 tandis que face à Devant la parole, Claude Merlin se demande: « c’est quoi au juste ? De la philosophie, de la poésie, de la théologie, de la fantaisie, de la mystique, de l’arte cabalistica, du music-hall ? Ça rit ou ça pleure ? Littérature ou chair vive ? Ecrit ou écrié ? En vrai, c’est une "demeure fragile"  où passe de tout cela »267.

Dans un article Pierre Jourde parlera, lui, du « chaos de l’opérette emballée ».268 ; dans, cette notion de chaos étant relativisée par J.-M. Espitallier :

Sous l’apparence d’une esthétique du désordre, sa parole organise au contraire, mais par défaut, par manque, les vieux legs du tohu-bohu, et parle du drame du langage qui est impossibilité à dire Dieu. […]
Le monde […] ne sera pas ici représenté ou reproduit, mais appelé sans fin, par créations verbales, flux énumératifs, litanies et catalogages, proférations, parodie et pillage des textes sacrés et des grands mystiques. Un moulin à prières, en somme.
269

Idem pour Jean-Luc Steinmetz qui précise :

Pourtant, chez Novarina, ni folie, ni maladresse. Plutôt le tas considérable d’une culture assimilée, mordue recrachée, la langue française labourée jusqu’au vieux latin, jusqu’à l’étrusque, le bousillage scient ou la révolte dirigée, et les malménements médités et la mise à disposition par tous les moyens stylistiques d’un immense matériau, des pères de l’Eglise au patois savoyard ou remonte, infantilement, ou par ascèse, du non-savoir 270 .

A notre tour, insistons sur l’importance du mélange des genres, des changements de registres et du télescopage en général. Cette dimension, nous l’avons étudiée notamment dans notre première partie – mais sans citer le passage du Monologue d’Adramelech (cf. « Je t’ai formé de limon », etc.) retenu par Jean-François Perrin, ce dernier évoquant même un véritable « combat de voix »: « au poids de la citation biblique (et de l’arrière texte médiéval), répond la familiarité du tour : ou j’vais ? locution courante connotant l’inquiétude »271. Sur ce dernier mot, n’oublions jamais son sens ancien, à rapprocher de la notion de mouvement.

Citons encore un article du Journal L’Express paru en juillet 2003, dans lequel une autre allusion sera faite au grand chaos novarinien :

‘On avait beau trifouiller le bouton du poste, c’était bien ça : des syllabes libérées de leur ordonnancement, des mots neufs qui nous disaient la vérité des mots anciens, une autre dimension où le verbe s’inventait au fur et à mesure qu’il sortait de la bouche des acteurs, porteur d’une perception renouvelée du monde.’

Pour finir, citons à nouveau Jean-François Perrin qui évoque une « langue exigeante, extrêmement travaillée, et totalement affolante (au sens où l’approche de certains objets magnétiques affole toutes les boussoles) »272 : c’est en pensant au paradoxe d’une langue à la fois « travaillée » et « affolante » que nous avons choisi d’intituler "La rhétorique et le chaos" ce chapitre de notre thèse – le premier titre était en fait "La rhétorique ou le chaos" mais nous nous sommes bien vite rendu compte que la conjonction "ou" ne convenait pas du tout.

Notes
265.

Christine Ramat, « La dramaturgie spirituelle de Valère Novarina », Europe, op. cit., pp. 130-131.

266.

Jean-Louis Scheffer, « Lettre à Valère sur Novarina », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 155.

267.

Claude Merlin, « Lettre à Valère Novarina dans son alpe », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 251.

268.

Pierre Jourde, « L’Opérette de Valère Novarina : la rédemption par l’idiotie », La Littérature sans estomac, op. cit., p. 269.

269.

J.-M. Espitallier, « Les moulins de V.N. », Java, op. cit., p. 13.

270.

Jean-Luc Steinmetz, « L’impératif nominatoire », Europe, op. cit., p. 9.

271.

Jean-François Perrin, « Une voix au travail : Le Monologue d’Adramélech », La voix de Valère Novarina, op. cit., p. 87.

272.

Ibid, op. cit., p. 98.