2.8. L’écueil de la folie

2.8.1. « Vous délirez, Monsieur Novarina ! »

Cependant, il y a illisibilité et illisibilité. Celle de Novarina se distingue, par le fait, de celle de Joyce (qui comme Céline, choisit le roman) par le recours systématique au dialogue, à la dramaturgie voire au cirque : « on [y] entre dans de la clownerie » (p.367). Tout est pensé pour le théâtre, dirigé vers lui – Novarina, de plus, semble penser non seulement aux acteurs mais en acteur (aspect important sur lequel il faudra revenir). Mais comme celle de Joyce, l’illisibilité novarinienne est aussi une forme d’humour. Pour lire du Novarina, il faut supporter de ne pas tout comprendre. En fait, cela va peut-être même plus loin que cela et il nous faut donc préciser notre pensée : ici, il ne s’agit pas de supporter de ne pas tout comprendre : il faut supporter de ne comprendre absolument rien, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Dans les années 60-70, Jacques Dutronc a pu chanter avec une ironie mordante « On nous cache tout/On nous dit rien » ; or, dans les médias de ce début du XXIème siècle, on ne nous dit peut-être pas tout mais il y a peut-être la possibilité de décoder, de lire entre les lignes et de comprendre en fait tout ce que l’on pourrait nous cacher. Dans l’œuvre de Novarina, on ne comprend certes pas grand’chose mais cela vit beaucoup, grouille, c’est une littérature toujours ludique et pleine de vraie fantaisie. La langue est hermétique mais elle est vivante. Cela vibre. Cela grouille. Cela grouille d’un secret, celui du ut, celui de Dieu, celui de l’origine…

On peut donc jouer avec cette langue et notre non-compréhension de cette dernière mais on peut aussi éluder complètement le problème, ne plus du tout chercher à comprendre et s’amuser à surfer sur des hypothèses et à échafauder des constructions imaginaires à partir du texte : confessons d’ailleurs que c’est là notre pente naturelle (et qu’entreprendre une thèse est aussi pour nous le moyen rêvé de « mettre un peu d’ordre dans tout ça »).

Concernant le rire, on sait qu’il peut nous venir sans raison véritable. On peut rire sans savoir pourquoi, simplement parce qu’il se passe quelque chose, quelque chose d’insolite comme l’irruption dans un avion – mais nous reviendrons, en temps utiles sur cette anecdote signifiante que raconte Monnier dans Ferdinand furieux – de celui qui se présentait comme (dixit) « le marrant du siècle ».

Et pourtant donc, pour citer après Dutronc, un autre chanteur remarquable qui par son hermétisme ludique, ses jeux de mots incompréhensibles et son désir de «[faire] monter l’aventure au-dessus de la ceinture » s’apparente un peu à un Novarina de la chanson – on aura peut-être reconnu Bashung (mais, sur un plan plus strictement musical, Mathieu Bogaerts pourrait aussi prétendre à ce statut) : « y a un truc qui fait masse ». Certes (« Sicher ! Sicher ! » eut dit Céline), cela pourrait être réécrit à la Breton, c’est à dire : en plus français, en langage plus académique, moins rabelaisien. Mais, qualité de peintre, Novarina semble posséder l’art de savoir s’arrêter à temps, de laisser les choses en l’état et de ne retravailler que dans une certaine mesure. Le résultat n’est pas toujours lisible mais souvent drôle et beau.