L’Inquiétude, c’est l’histoire du petit Poucet. Ou disons que c’est l’équivalent d’un conte qui s’apparenterait au Petit Poucet ; et si, à en croire la romancière Ursulla Le Guinn, «[le] nom du monde est forêt » (c’est le titre d’un de ses romans), c’est à coup sûr, la forêt et tout ce qu’elle implique, l’un des grands thèmes de Novarina. On pourrait aller encore plus loin en posant que c’est le seul vrai thème de son œuvre ; de fait, la rhétorique touffue qui l’accompagne nous paraît d’une richesse infinie, inépuisable – une véritable caverne d’Ali Baba pour l’étudiant-chercheur. Cette thèse, formulée sans ambages, mériterait de très longs développements. C’est un sujet dont nous espérons qu’il sera traité dans l’avenir. N’oublions pas que la présente fonctionne un peu comme un vivier (une écurie ?) de thèses futures ou potentielles, en puissance (et qui ne demandent qu’à sortir de leur box) ; et si nous ne sommes pas certains que tous nos chapitres pourraient plus tard se prêter à l’exercice, nous croyons beaucoup dans les chances de ce poulain-là, "L’Inquiétude du Petit Poucet" étant même, pour tout dire, un de nos favoris de ce point de vue.
Pour commencer, il y a toute une tradition millénaire du « mythe » de la forêt ; dès qu’on y touche, cela fait sens ; il se passe immédiatement quelque chose, cela vibre, il y a une émotion : l’épopée de Gilgamesh, celle du Mahabharatha et du Marayana ont à voir avec la forêt ; elle est le refuge de la folie de Merlin et qualifiée d’obscure dès l’incipit de La Divine Comédie où le « je » est une sorte de Petit Poucet tandis que Virgile remplace les cailloux ; nombre de pièces de Shakespeare (Le Songe d’une nuit d’été, notamment) ont pour cadre la forêt ; Zarathoustra s’apparente parfois à un Saint François d’Assise communiquant très naturellement avec les animaux qui l’habitent ; dans L’Enchanteur pourrissant, Apollinaire se servit notamment de l’idée de cage-forêt pour parler d’un amour dont on ne peut se libérer ; Robert Walser l’évoque dans un texte très court et méconnu, La forêt de Diaz (in Le territoire du crayon), qui, par la situation évoquée (une séparation symbolique d’avec la mère) rappelle un peu le conte de Charles Perrault ; des auteurs plus populaires comme Conan Doyle (cf. Le Monde perdu) voire Edgar Rice Burroughs (cf. Tarzan) ou Tolkien (cf. Le Seigneur des Anneaux) – ont apporté eux aussi une pierre, non négligeable, à l’édifice – idem pour Maeterlinck l’humanisant dans une de ses Quinze chansons (« La forêt se mit à sourire / et leur donna mille baisers ») ou Césaire évoquant dans Moi, laminaire l’art du peintre Wilfredo Lam : « que cherches-tu à travers ces forêts / de cornes de sabots d’ailes de chevaux / toutes choses aiguës / toutes choses bisaiguës / mais avatars d’un dieu animé au saccage / envol de monstres ») ; enfin, Gracq et Roubaud ("docteur es-branches"274) retravaillant tous deux la matière de Bretagne, se confrontent également à ce thème. Quant à Novarina, il semble qu’il aille encore plus loin : ne peut-on pas en effet considérer que c’est son œuvre même qui s’apparente à une forêt ?
Interviewé sur France-Culture, Jean Grosjean déclare en parlant du Coran (une des grandes influence de l’auteur de La Chair de l’homme) qu’il s’agit pour le lire «[d’entrer] en forêt ». Cette belle métaphore, bien digne de ce traducteur-poète, pourrait s’appliquer au Discours aux animaux. De fait, lire (ou essayer de lire) un livre de Valère Novarina, c’est bel et bien sortir du chemin et s’enfoncer dans une forêt au moins très-obscure ; c’est aussi prendre le risque de se perdre purement et simplement, à l’image du Petit Poucet.
Nous faisons allusion à l’intérêt de Jacques Roubaud pour les bifurcations (voir notamment Graal-Théâtre, publié chez Gallimard ou Le grand incendie de Londres, publié au Seuil).