3.2. Oiseaux et cailloux

3.2.1. Quête-forêt

Dans une de ses traductions de Chandler (un auteur aux intrigues policières d’ailleurs assez novariniennes en ce que supérieurement absconses et esthétiquement tarabiscotées), Boris Vian fait dire à Philipp Marlowe « je me suis pas embarqué sans biscuits » : cette séduisante expression argotique et imagée pourrait convenir pour exprimer l’idée que, si l’on veut s’aventurer dans la forêt/jungle novarinienne, il faut se préparer comme pour une expédition à la Jules Verne. Cependant, les biscuits sont à proscrire, à cause des oiseaux. Mieux vaut prévoir des cailloux.

Cet épisode du caillou (?) qu’on jette, il semble d’ailleurs que Novarina s’en soit souvenu (mais ne l’affirmons pas) dans Le Jardin de reconnaissance : « Quantité de choses sont ouvertes encore une fois ici à même le sol par vos paroles jetées. Et cependant le réel ne bouge pas » (p. 37). De même, il y a un « Esprit Poucet » dans Vous qui habitez le temps (p. 74), et peut-être un même une sorte de « vieux Petit Poucet » (traumatisé par l’épisode ?) dans Le Jardin de reconnaissance (p.32) : « Si je souffre tant […], c’est à cause de mon enfance ».

Mais cette présence du caillou (de la pierre, du galet, etc.), de la forêt et de l’enfance, ne concerne pas forcément les pièces proprement dites. Cependant, ses acteurs le savent – en ce que sa phrase demande toujours, peu ou prou, à être dite (Pour Louis de Funès est aussi un essai) – tout ce qu’il touche devient théâtre ; et nous citerons donc aussi Pendant la matière :

- « Le langage est incompréhensible. Personne ne comprend les mots. Ils ne sont que des pas et celui qui parle comme un danseur ; chaque livre est comme les marques au sol du passage de quelqu’un. Les mots sont incompréhensibles séparés des corps qui les ont soufflés » (p. 60).
- « lancer les mots pour voir : le livre est une aventure d’oreilles, un labyrinthe des yeux, une construction de musiques invisibles, un puits ou on jette des cailloux. » (p. 74).
- « Les mots […] sont à la fois la forêt où nous sommes perdus, notre errance et le chemin pour en sortir » (p. 47).

Dans un article275, Yvette Centeno citera ceci, qui est dans Le Théâtre des Paroles (p. 155) et ressemble étrangement à la phrase précédente : « Nous sommes dans les mots. Les mots sont, à la fois, la forêt ou nous sommes perdus, notre errance, et la manière que nous avons d’en sortir ». A notre tour, notons (dans Pendant la matière) : « la parole nous vient pendant la nuit. Lorsque nous parlons, il y a le souvenir de cette nuit dans nos paroles. Toujours nous continuons à partager la nuit ». Bref, on pourrait déduire de tout ceci que nous ne sommes toujours pas sortis de la forêt ; car enfin est-il vraiment question de sortir un jour de ce qui nous constitue ? Autre occurrence, celle-ci plus récente : « Les monologues sont des forêts verbales sous le passage de la lumière» (L.C., p. 38).

Notes
275.

Yvette Centeno, « Valère Novarina et le théâtre des paroles », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 135.