Dans sa pratique, le peintre procède aussi par traces, laisse des traces : c’est le portrait qu’en fait Novarina dans Pendant la matière (p. 72). Quoi qu’il en soit, quelque chose semble devoir être lancé et laissé : cailloux, traces de peintures, de pas, etc. Cela peut aussi concerner nos repères habituels (cf. bon sens, neurones, zones de Broca) : "au vestiaire, la cervelle !" – voire ! De quoi s’agit-il au juste ? Difficile à dire. Pourtant, notons-le, l’auteur précisera (?) ceci, dans Pendant la matière : « Laisser toute sa place au mystère c’est d’abord lui faire la chasse et lancer notre raison jusqu’au plus loin ».(p. 45). Hamlet, supposons-le, aurait jeté des crânes derrière lui…
Notons encore que l’autre moyen, moins fiable, utilisé par le Petit Poucet, sera également mentionné : « Les mots sont à nous juste pour la traversée, comme des morceaux de pain » (P.M., p. 22). Quant au jet lui-même, c’est un geste plus qu’important ; c’est ce que, parlant/parlant du Babil des classes dangereuses, nous signifie Marion Chénetier:
‘ Terme fort, le jet est lié […] à une idée de vie et de mort. C’est un geste vital […], qu’on avait déjà défini comme caractéristique des 2587 dessins du Drame de la vie. Le jet y correspondait à l’apparition d’un noyau d’être non encore ouvert, attendant le déploiement imaginaire ; une sorte de geste-pensée non-encore pris dans une formulation, n’ayant suivi aucune retouche, aucun retour critique de la réflexion. […] A l’instar de l’oiseau qui se pose et repart aussitôt, les voix frappent l’oreille (les yeux) et s’évanouissent. On marche dans une forêt bruissante, sans toujours reconnaître les cris du feuillage obscur. Ces oiseaux ne se laissent guère observer, chaque cri semble inédit. 276 ’Les oiseaux sont en fait au nombre de 1111 dans Le Discours aux animaux : ce chiffre est d’ailleurs comme un début de forêt, un bosquet-bouquet fait de quatre arbres alignés (à moins qu’il n’évoque des piquets de slalom pour faire du ski, car on sait que l’auteur s’intéresse à ce sport) et Allen S.Weiss remarque à son tour,
‘ Comme un saint François en plein délire linguistique, le narrateur se trouve un jour dans la forêt avec à ses pieds 1111 oiseaux différents que, pris d’une frénésie onomastique, il nomme un par un […]. 277 ’Notons que ce désir de nommer les animaux anime souvent les enfants qui apprennent à parler : peu rancunier à l’endroit des oiseaux, c’est peut-être une occupation du Petit Poucet, son jeu favori…
Les oiseaux, en effet, n’ont pas vraiment le beau rôle dans l’histoire du Petit Poucet. Ce sont eux qui l’empêchent de retrouver son chemin : on verra qu’à l’instar des cailloux, ils sont aussi, ces oiseaux, l’image d’autre chose, d’une force mystérieuse, d’un danger peut-être militaire et d’une menace ailée voire hitchcockienne. Un psychanalyste pourrait d’ailleurs se pencher sur ce cas (en demandant à Novarina s’il a peur des oiseaux, s’il pense aux dinosaures en voyant des pigeons, etc.) mais cela sortirait de notre sujet et n’aurait rien à voir avec notre approche exclusivement rhétorique. Notons cependant qu’ici le caillou et l’oiseau sont sans doute des thèmes à rapprocher (et à rapprocher du jet).
Marion Chénetier, « L’architecture du souffle », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 91.
Allen S.Weiss, « La Parole éclatée », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 187.