3.2.3. Cailloux verbaux et points de rep(i)ère

Le mot sert de balise ; c’est un caillou à part entière. A partir du mot s’organise toute une architecture : « O monde, je te dispose maintenant en socle, bornes et limites – et en cailloux » (O.R., p. 120). Procédant de même, Jésus bâtit son église à partir d’une pierre humaine se présentant comme l’unité originelle (une sorte d’» ut ») à partir de laquelle se construiront très concrètement des cathédrales : dans ce cas-là, peut-on encore parler de métaphore ?

Chez Novarina, il s’agit de «[célébrer] l’ordre de tout » et de «[disposer] le monde avec des cailloux » : si le monde est rongé par tous, il est aussi « [rangé] partout : tombe et cailloux ». (O.R., p. 120). C’est aussi l’explication du monde qui le fait tenir debout.

Ce qu’il faut, c’est « émettre des paroles qui aillent toutes droites dans l’espace dans le sens de la pensée et qui nous fassent aller d’un point à un autre » (O.R., p. 49). Certains mots, hélas, ne vont pas dans le sens souhaité : il faut les rappeler à l’ordre et ce n’est pas facile ; tout va trop vite : les « paroles désormais dites ne sont plus des paroles ; le temps de les dire, elles disparaissent, s’évaporent, n’ayant même jamais été » (J.R., p. 92).

Bref, ces « paroles ailées » sont aussi peu fiables que des oiseaux : nous ne les maîtrisons pas. Les « cailloux verbaux » sont certes un peu moins poétiques mais on les voit beaucoup mieux ; ils balisent mieux le terrain – "ils le balisent trop" semble estimer l’auteur, pestant souvent contre eux et prônant un salutaire retour à la parole, une parole qu’il souhaite insaisissable et multiforme (à l’image de celle d’Homère-Ulysse, de Rabelais-Panurge ou de Shakespeare-Hamlet). Ce que cela implique, c’est qu’il nous faut trouver un juste milieu entre l’oiseau et le caillou.

Concernant les didascalies (la chose nous est rappelée par Jean-Marie Thomasseau), l’auteur les apparente volontiers à des pierres voire à des « cailloux d’anti-matière » : ce sont des « cailloux en formes d’énigmes abandonnées », commente le critique : « Ils jouent […] pour les acteurs le rôle de repères, balisent un chemin pour s’y retrouver dans la végétation profuse des dialogues »278  ; ici la vision de Jean-Marie Thomasseau nous paraît discutable car on peut a contrario considérer qu’elles sont là, ces didascalies, pour brouiller encore plus les pistes – il peut même arriver, et pour nous servir de l’expressivité imagée de l’argot, que les balises fassent baliser.

La technique du mot-caillou (voire du mot-brique) permet à l’auteur de construire ses livres. Dans Rien n’est sans langage (il est vrai que tout parle, et pas seulement les cailloux ; Artaud le disait aussi, qui avait été à l’école des Tarahumaras), Novarina précise que « pendant le travail », il y a des « mots-repères, comme des totems » :

Pour Le Discours, c’était la « négation » […] je répétais tous les jours « La négation est ma Béatrice ». J’avais la sensation que la Négation me guidait […] 279

Pour avancer dans sa lecture, le récepteur pourra procéder de même en s’appuyant sur certains vocables très précis faisant retour ça et là. Cela vaut d’ailleurs pour d’autres auteurs : pour nager dans l’aquarium des Serres chaudes de Maeterlinck, il faut slalomer lentement entre « froid », « chaud », « bleu », « tiède », « cloche », « cygne », « agneau », « vierge », « malade » ; pour se repérer dans la forêt des mots de Césaire, il faut s’agripper à « nègre », « volcan », « mots », « maux », « morne » et « mangovre » ; dans une œuvre à la fois pop et complexe comme le Retour définitif et durable de l’être aimé d’Olivier Cadiot, proposons « lapin-fluo », « super-sœur » et « Robinson » (et si cela ne suffit pas, il faut alors considérer l’omniprésent champ lexical de la cinématographie) ; pour ne pas trop se perdre dans ε de Roubaud, les références livresques (médiévales notamment : personnages du Roman de Renard, etc.), le thème de la mort et du temps qui passe et une géographie concernant des îles et les états d’Amérique sont des bornes éventuellement satisfaisantes. Pour Novarina, cela dépend des œuvres mais « Dieu », « homme », « orifice », « trou », « tête », « crâne », « pierre », « pensée », « caillou », « corps », « manger », « parole » et « viande » sont a priori des points de repères possibles voire les « mots-cailloux » à rechercher en priorité.

Concernant les mises en scène, on peut se dire que chaque acteur est une pierre qui s’intègre parfaitement à l’édifice proposé : ils aident sans doute Novarina à construire ses pièces ; il sait qu’ils seront là pour crier leurs cris de couleur – et que chacun aura le sien (on sait par ailleurs que l’auteur les compare volontiers à des peintres, à des musiciens, etc.) ; c’est là sa grande force : bien choisir ses cailloux.

Notes
278.

Jean-Marie Thomasseau, « Au pied de la lettre ou les indications chienniques de la mysancène », Le théâtre de Valère Novarina, op. cit., p. 31.

279.

Valère Novarina, Le vrai sang, op. cit., p. 27 (la phrase « La négation est ma Béatrice » étant, redisons-le, un emprunt à Mallarmé).