3.3. Nuit et forêt

Il faut ici redire que l’idée de forêt a à voir avec l’idée d’obscurité. Au reste n’oublions pas qu’après le cycle du Graal, Merlin est littéralement enfermé dans la forêt qui fonctionne alors comme une cage, une prison.

Dans un dessin prélevé dans une édition populaire du conte (chez Fernand Nathan), l’utilisation de l’encre par contraste avec les troncs d’arbres (les barreaux d’une prison ?) fait que la forêt semble refermer de la nuit ; cette scène d’irrésistible (pour le Petit Poucet) « aspiration/happement(/appel ?) » par la forêt fut également illustrée par Gustave Doré… Dans les deux cas, une force mystérieuse, aspirante (son destin) semble donc vouloir, désirer que le Petit Poucet soit fait prisonnier (par l’ogre ou la forêt elle-même, vivante comme chez Tolkien) ; plus généralement (P. M., p. 63), « [quelque] chose doit être capturé : on est à la fois le fauve et le dompteur, le cavalier et le cheval ». Quoi qu’il en soit, il y a peut-être le moyen de sortir de la forêt : c’est le caillou/livre, ce « livre qui sort vivant d’un tissu d’erreurs et d’une vue lumineusement incompréhensible » (p.77). L’obscurité/cécité est en fait surtout due à Dieu en tant que lumière qui aveugle, tel semble l’avis d’un Jean-Marie Pradier évoquant la Montée du Carmel (cf. L. II, ch. VII) de Jean de la Croix :

Aristote nous dit que les yeux des chauves-souris en présence du soleil sont complètement aveuglés ; or il en est de même de notre entendement : quand il se trouve en présence de cette très haute lumière divine, il est complètement aveuglé ; il ajoute même que plus les choses de Dieu sont élevées et lumineuses en elles-mêmes, plus elles sont inconnues et obscures pour nous. C’est là aussi ce que l’apôtre assure quand il dit : Ce qu’il y a de plus élevé en Dieu est ce qui est moins connu des hommes. 280

Autre conséquence de la confrontation avec la lumière, éventuellement divine : « Et je perdis connaissance à la vue des vives luminosités » (D.A., p. 295). On peut aussi se pâmer comme dans l’extase mystique – quant à la folie, à la mort et au rire, ce sont sans doute d’autres conséquences possibles.

Pour en finir provisoirement avec le conte proprement dit, il faudrait peut-être encore remarquer ceci, d’ordre assez subjectif certes mais relativement vérifiable (validable ?) malgré tout : dans une peinture de l’auteur intitulée Un temps deux temps, (et appartenant à une sorte de "série bleue" que l’on peut trouver sur le site internet de Novarina), peinture faite de mouvements tournants, spiralés et où prédominent le noir, le gris et le bleu, on croit voir une véritable forêt (ou pour mieux dire une jungle) peuplée, nous semble-t-il, d’insectes géants (un combat à mort se préparant peut-être) et notamment d’une mante religieuse (attirée par une harpe sans cordes mais où une mygale a tissé toile) aux intentions non forcément maléfiques d’un point de vue moral mais dictées par la nécessité (elle a faim) – ce serait un euphémisme de dire que ce type de forêt présente un certain danger…

Dans la même série, il y a une autre peinture (Un temps deux temps et la sortie ), peinture de sous-bois (mais peinte par un Gainsborough devenu fou), où l’on voit (dans le fond) un couple donnant une impression de faiblesse extrême – ce sont peut-être des enfants (Hansel et Grettel ?) ou des adolescents (Paul et Virginie ?) voire des jeunes adultes en danger (Valère/Valérian et Laurence/Laureline ?) – bref deux personnages marchant côte à côte (et cependant pas tout à fait main dans la main), ceci dans une jungle amazonienne à la végétation anarchique (les arbres poussant en tout sens, et sous les yeux d’un autre personnage (Dieu ?) qui les considère du coin de l’œil. En fait le trio du Jardin de reconnaissance (cf. La Femme Séminale, le Bonhomme de terre et la Voix d’ombre) semble ici réuni, la forêt obscure étant peut-être constituée de rubans (sanglants ?) de paroles et de la présence des « mirmilliards » de mots –utilisés, utilisables, en attente, transformables, s’étant perdus en route ou retrouvant peu à peu leur chemin, ayant échappé à l’ogre, partis au loin grâce à des bottes de sept lieues spécialement conçues pour eux mais pouvant ressurgir à tout moment, etc., etc.

Notes
280.

Jean-Marie Pradier, « L’anima(l) ou la kénôse de Dieu », Europe, op. cit., p. 41.