3.7.2. Connaissance du caillou

→ La pierre de la folie

La forêt des mots de l’écriture fonctionne donc comme un refuge à la folie, une folie qui fut peut-être causée par la forêt des mots de la cité. Cela dit, une fois dans les bois , cela ne s’arrange pas, la folie comique pouvant même empirer. Les pierres sont les spectatrices privilégiées de la confusion mentale du "je" qui semble les vénérer comme aux temps des druides, des menhirs et des dolmens. Il les prend souvent à partie et leur confie volontiers ses malheurs, un peu comme aux papiers où il consigne ses « inscriptions » (puisqu’il ne peut plus écrire sur les « cuisses de [ses] voisins »).

Ajoutons que dans Le Discours aux animaux, les pierres en question pourront avoir un caractère tombal. Tombales, les pierres le sont donc parfois mais muettes comme des tombes : c’est beaucoup moins certain… C’est qu’ici, comme dans la forêt de Brocéliande, un certain « merveilleux comique » n’est jamais très loin : aux pages 158-159 de L’Acte inconnu par exemple, on parle d’une parole qui ouvre les pierres, d’un « souffle » qui « passe dans les rochers » puis d’un dénommé Olivier (glissement plus mythologique que métonymique et nous évoquant un épisode célèbre de La Chanson de Roland) : c’est un monde où tout est possible (« Aucun mur n’est en matière », etc.). On émet même l’hypothèse que « [les] pierres [pourraient] pleurer » et on les humanise de troublante façon : « je leur trouerais les oreilles et j’enfoncerai en elle le rythme » (A.I., p. 164). Cela dit, le merveilleux reste surtout biblique et rhétorique :

‘Je respire dans la pierre, dit le verbe : il fendit le rocher et l’eau ruissela ; le travail de notre corps respiratoire donne naissance à des pierres selon que les mots tombent à l’envers ou à l’endroit ; les mots sont pour la main, les pierres pour l’esprit. C’est depuis lors que je parle avec des cailloux dans la bouche » (A.I., pp. 176-177).’

Ici, nous sommes comme devant un nouveau cas de sextine organique à base de « pierre(s) » (ou de « cailloux ») et de « mots » – quant au verbe « [fendant] le rocher », c’est un cas très biblique de parole performative.

Retravaillé assez pataphysiquement (on sait l’intérêt de Jarry pour les « polyèdres »), l’aphorisme rimé de Baudelaire « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles » semble devenir « La nature est formée de logaèdres et loguèmes et peut-être même : logolithes » (A. I., p. 159). Novariniennement, la forêt est un langage et le langage est une forêt : on peut s’y repérer mais ce n’est pas aisé, l’auteur n’étant forcément le meilleur des guides – quant aux exégètes, il arrive qu’ils contribuent à rendre la forêt encore plus touffue et le mystère encore plus épais (il est à craindre que ce soit notre cas).

Ici, les pierres, plus que les arbres, sont comme des phares sonores, des « cris où l’univers s’est déversé » : « toute matière » est ici vue « comme un cri de parole qu’on n’entendrait pas » (S., p. 84) : les poètes et les fous sont ceux qui entendent quand même quelque chose – et c’est pourquoi on les bannit parfois, « sans doute pour blesser », par peur ou jalousie. Bref, s’il y a une sorte d’empathie avec les pierres, c’est peut-être à cause de la « pierre de folie » qu’on porte en soi : « Mon crâne est comme une pierre au milieu de ma pensée » (p. 111). On est un peu pierre soi-même, à l’image de Ciment-Pierre : "Là où il y a de l’hommerie, il y a de la pétracité" pourrait-on dire en parodiant l’auteur. D’ailleurs, l’homme, dit « séminal », est « sans opinion comme les cailloux, minéral comme le crâne, neutre, nu, dépouillé de toute pensée » (A.I., p. 161). Or, ce silence, qui fait paradoxalement écho à celui du caillou, est parfois lourd, pesant : « La solitude face à cette pierre n’est pas tenable » (A.I., p. 116).