3.7.3. Les nouveaux avatars du « fou trompé des bois »

Grand oublié de la modernité, Merlin fait en effet peut-être retour dans l’œuvre de Novarina, mais par la bande, le dramaturge s’inspirant possiblement des métamorphoses et des « mille […] diableryes » (pour citer Rabelais) du plus prestigieux des magiciens.

Les réincarnations du « fou trompé des bois » relèvent bien sûr d’une tradition plutôt celtique, arthurienne mais elle se retrouve aussi chez Ovide nous contant les mille métamorphoses de la mythologie, chez Virgile (qui, dans Les Géorgiques, décrit un « Protée au corps d’azur » se transformant tour à tour en « sanglier hérissé », en « tigre affreux », en « dragon écailleux », en « lionne à l’encolure folle », en « flamme qui pétille » et pour finir en « minces filets d’eau limpide qui s’enfuit »), chez Shakespeare (cf. faux délire d’Hamlet), chez Carroll et Collodi (cf. corps d’Alice et de Pinocchio) et dans beaucoup de contes populaires – notamment africains : les transposant humoristiquement dans ses romans, Amos Tutuola compilera d’ailleurs certaines transformations particulièrement spectaculaires.

De même et en guise d’oraison funèbre, Césaire (in Moi, laminaire) décrira les avatars phénoménaux d’Asturias (cf. dauphin / arc-en-ciel / eau bleue / volcan / montagne toujours verte) après la mort de ce dernier et Michaux revisitera également le genre à travers les mésaventures burlesques de Monsieur Plume (anti-héros au nom évocateur) et les naissances multiples de Pon (qui naquit d’un œuf […] d’une morue […] d’un soulier […] d’une feuille de rhubarbe , en même temps qu’un renard […] d’un cafard, d’un œil de langouste, d’une carafe, d’une otarie et il lui sortit par les moustaches, d’un têtard et il lui sortit du derrière, d’une jument et il lui sortit par les naseaux »). On trouve même ceci, chez Pascal Quignard : « Il se change en ramapithèque, puis en tarsier, puis en salamandre. Puis il rejoint le lac du carbonifère. Il glisse le long de la rive. Il plonge et il se transforme en poisson. Il rejoint l’eau, l’ombre de la nuit, le chaos, le big-bang, c’est à dire le chant de Mélusine »283. Quant à Bashung (autre moderne), il raconte dans une chanson qu’après avoir fait a) « la cour à des murènes », b) « l’amour », c) « le mort », on le « [vit] dans le Vercors sauter à l’élastique, voleur d’amphores au fond des cryptes ». La tradition ancienne du récit de transformation est donc également reprise par Valère Novarina écrivant par exemple (in D.A., p. 120) :

‘J’ai été éléphant dans les troupes d’attente, et taupe au plus profond des gens, puis compté présent chez les manquants et inactif chez les agissants. ’

Les mille tribulations de l’enfant écusson sont peut-être une autre variation, lui qui « mourut au commencement puis naquit dans les sans suite », devint « professeur d’informel au collège de Loupiet », « retourna chez lui dix ans dont il sortit enfantin » puis « mourut d’une chute de cheval dans son tombeau équestre ». Autre exemple plus récent, tiré de L’Acte inconnu (p. 158) et sans doute inspiré d’Hamlet : « Chaque visage est fait de terre, oui de terre, de chair qui deviendra terre »

Renvoyons à notre étude des glissements métonymiques (où là encore, on peut parler de transformations magiques voire sorciériques) et précisons que les réincarnations peuvent également prendre un caractère géographique, professionnel et/ou scolaire (voir première partie) et s’apparenter à des déménagements, à des voyages et/ou à des réorientations.

De même, le récit de vie novarinien peut être rapproché du récit de transformations : dans L’Acte inconnu par exemple (pp. 154-155), un fabricateur de brouettes « pour les stylites » s’en va travailler dans un « cherchoir » puis « [avalit] une pierre », « [mordut] » un caillou », étrangla plusieurs personnes (c’est normal : il s’appelle « Jean qui corde »), se vit « [affublé] du cri de porça-porça » puis braqué et saisi par le « Haut Restrictoire aux apparences de violence », ceci pour finalement déposer le « pauv’citron d’[sa] pomme sur [sa] tombe ». Ici, on n’est jamais très loin de l’hindouisme et de la théorie des avatars :

L’histoire de Dieu commença il y a huit mille huit cent centinibus dans les gorges de la carrière de la forêt du Docteur Mécréant : Dieu a d’abord été porc, puis il s’est lui-même séparé en Pilâtre et Lupâtre, l’élinventeur du trou qui mine, puis il se fit poisson pour entrer dans la viande, puis il a débordé la glaise et il a mangé son tronc pour faire sortir du fond le boucan aqueux, puis Saint poisson le remangea, puis il a redébordé et il m’a mangé : le monde nu me fouta d’aplomb et me perdit, sortit, c’est-à-dire que c’est là que le Deux s’est exhaussé comme portion du monde : voilà le drame qu’il m’exprima en moi-même. (D.V., pp. 105-106).

Au fond, ce qui nous est raconté, de façon souvent amusante (notamment dans Le Discours aux animaux), ce sont peut-être les multiples transformations d’un seul et même personnage, fantasque et enfantastique, à l’image du précoce Merlin, poilu dès la naissance et capable très tôt de se rendre invisible, de se téléporter ou de voyager dans le temps – autant de dimensions qu’explore plus clairement Jacques Roubaud du début à la fin de son Graal Théâtre (les « diableryes » de l’enchanteur étant le fil d’Ariane de cette œuvre aussi complexe et labyrinthique que peut l’être le vaste corpus novarinien. Autre personnage très proche du je novarinien et lié (pour son bonheur et son malheur) à l’univers de la forêt, le naïf Perceval, tel Adam (dont il a miraculeusement conservé la pureté originelle), s’étonne de tout de façon souvent très drôle (ce que rend très bien le jeu de Lucchini dans l’adaptation d’Eric Rohmer) mais s’étant par trop civilisé, il perd le contact privilégié qu’il avait avec Dieu : alors qu’il a accès à la lance et au Graal, il ne fait rien et se tait pour des raisons de convenance et d’étiquette qui a posteriori lui paraissent absurdes (en l’occurrence, elles étaient en effet parfaitement déplacées) ; bref, c’est parce qu’il est entré dans le jeu des hommes qu’il ne peut plus trouver Dieu, et son chemin de croix est tout à fait novarinien.

Notes
283.

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, Folio-Gallimard, Saint Amand, février 1995, p.97.