3.8. Descente dans le langage

Jungle et forêt fonctionnent donc comme des métaphores de l’obscurité et de l’impossibilité de voir, de saisir et de comprendre mais peuvent aussi remplir cet office grottes, mines et cavernes ; Jean-Luc Steinmetz évoque d’ailleurs cette possibilité dans un article :

Il est clair que Novarina, autant qu’un mineur de fond, « un terrassier », dit-il, est un fabricant de mines (comme Ducasse-Maldoror formait un élevage de poux !). […]. Accumulation creusante : le creusement déblaie, le déblai forme texte.
Pratique de l’expérience qui mène au bout, à fond, dans l’épuisement par épuisement, par sympathie litanique – comme un qui creuserait la terre, avec le sentiment qu’un jour il la traversera, passera de l’autre côté. Existent dans tous ces parcours la victoire remportée contre l’épuisement, l’endurance qui, sans savoir ce qu’elle va trouver, sait seulement qu’une voie se crée, que dans la formation de la voie la destination se forme, qu’il n’y a pas de but imaginé au départ, mais simplement un espace à parcourir (en le créant le plus possible). […]
Les livres sont là, véritables volumes d’air, à partir desquels organiser d’autres mises en forme, communiquer, au besoin, et presque par miracle, ce qui semble un pari envers soi ».

Léopold von Verschuer semble aller dans le même sens :

Jouer Novarina, cela veut dire entreprendre une expédition au plus profond de la langue française, descendre en la parlant jusque dans ses plus lointaines racines, jusque dans la mémoire de cette langue, mais aussi monter avec elle jusque dans ses pointes ultimes dans leur exubérante profusion, en intégrant tous ces enfantillages qui se découvrent aussi quand on joue avec les mots ; une rencontre ô combien intime avec le corps même de la langue. 284

Dès les premières œuvres, chose révélatrice, on explore le sous-sol ; devant une bouche d’aération, on s’exclame dans L’Atelier volant (p. 54) « C’est un passage. Vas-y voir ! » puis « Ce puits ne me dit rien qui vaille » ; la quête est effrayante (au bout, un dragon nous attend peut-être), il convient de se méfier : « Prudence : le trou est immense. Ne t’engage pas à la légère ! ». Pourquoi descendre ? Peut-être pour « dire ce qui est dessous », ainsi que Breton le préconisait : c’est une quête orphique, une plongée : que va-t-on ramener à la surface ? Des pièces, dans le cas de l’auteur.

A la page 145, on en est au niveau des « nappes » où l’on « [perd] le fil » mais il semble que les « dessous » soient dans ces nappes (on en a des « preuves de bases »). Au fond, le Graal est tout près. Posons qu’il est dessous-dedans, en haut, en bas et devant-derrière : c’est la parole.

Dans Le Babil des classes dangereuses (p. 222), il s’agit d’aller « [aux] champs horizontaux, miner, mimer descendre dans les pentes et sous les mots, [loin] dans les sentes, ras dans les pentes et sous les sols » et le forage continue dans les pièces qui suivent. Dans Je suis, on parle d’un « théâtre tout noir » (p. 118) : s’agirait-il d’une grotte platonicienne ? Quant à Claude Merlin, il parle d’une « [parole] exploratrice qui nous livre ses découvertes en creusant en elle-même »285. La nuit elle-même, « la nuit totale, ultra noire, sombrissime » (B.C.D., p. 164), la « nuit sans lampe » est comme une caverne qu’il s’agit de traverser pour accéder au jour. Le corps est un autre passage et cela étonne énormément le personnage novarinien, surpris de voir les mots resurgir ainsi dans la lumière : la parole est devant mais aussi dedans : « les mots sont partout, dans moi, hors de moi » dit dans L’Innommable le "je" beckettien ; il faut aussi en parler : c’est la traversée du traversé ». La traversée s’opère en soi. Le Graal est dans le corps, il faut l’en faire sortir.

Quant à la spéléologie d’un genre particulier qui consiste à descendre dans le langage, ce n’est pas juste une métaphore : cela s’applique très concrètement au travail de l’écrivain : il y a là « [nécessité] d’une âpre spéléologie » dit Jean Luc Steinmetz286, Olivier Dubouclez apportant cependant cette nuance importante :

La descente dans les gouffres n’est pas un vœu de philologue casqué, mais le moyen de l’unification dynamique des langages et, singulièrement, de l’espacement de la langue maternelle en galeries, en artères. Toute poésie inclut en elle cette expérience dantesque en laquelle se prépare la germination scripturale. Il n’y a pas de langues mortes, mais des rivières serpentées irriguant secrètement le corps composite du langage 287 .

Novarina l’affirme : « il faut aller […] examiner de près les failles géologiques » (D.P., p. 72), « descendre dans le sous-sol des langues, dans le souterrain non vu » (in L.M.) : c’est aussi en soi qu’il faut descendre pour retrouver des rythmes perdus, un univers enfoui qu’il faudrait pouvoir faire resurgir comme Novarina s’y emploie.

Dans Devant la parole, ce tenant d’une « littérature pariétale » (p. 60) va jusqu’à dire »  Le langage est minéral » (p. 21), phrase que commente Céline Hersant dans De fil en aiguille : le tissage du texte en proposant : « minéral, parce que le langage est comme la terre, stratifié, géologique, composite, laissant apparaître les accidents et les points d’érosion, les plis et les nivellements de la matière-langue ».288

Dans un entretien avec Hadrien Laroche, le dramaturge ramène même l’écriture à une sorte de « tauperie » : « Au moment où l’on est enfoui dans le travail de taupe, avec toutes ces têtes intérieures, chercheuses, qui se développent de plus en plus, on n’a plus d’yeux, plus d’oreilles, on obéit à autre chose. Tout est signaux pour les taupes »289. Plus loin dans l’entretien, l’auteur évoque le fait « d’aller au fond », quoique dans un sens particulier :

- Tu disais, hier, il faut « aller au fond »… ça me plaisait, zum… je ne sais plus…
- Zum Grund gehen (au fond, aux choses mêmes)
- Cela me plait beaucoup évidemment. Il faut aller au « sans fond ».
Je est Abgrund (abîme). Voilà (définitif, voix du fond). […] Dieu c’est Abgrund. C’est sans fond et ici. Le réel est percé. Le monde est ouvert. C’est un langage qui s’ouvre. C’est un mouvement d’ouverture, une apparition de lumière, avec encore une fois ce mot de lumière que j’aime, qui signifie le trou dans le tube et par où l’on voit. Nous sommes « sans fond » signifie que nous avons un passage lumineux à l’intérieur de nous. Au fond de nous, il n’y a pas le fond viscéral, ou la petite enfance sans mots, ou le corps promis à la mort, ou je ne sais quel nœud ou noyau de matière sourde, mais le passage de Dieu. […]. J’ai eu moi aussi, ici, un bout d’Abgrund à explorer. 290

Cela relativise tout ce que nous pourrions dire sur l’obscurité absolue de l’œuvre : étrange en effet de voir notre hermétique auteur insister tant sur la notion de lumière – de même dans Lumières du corps, on tombe sur des phrases comme « la lumière vient de dessous », « il y a un lieu dans terre où la lumière sourd et nous sommes dedans », etc. A l’en croire, il y aurait donc en effet comme un passage lumineux, à trouver, à explorer, à traverser..

Notes
284.

Léopold von Verschuer, « Libre chute et danse dans la parole », Valère Novarina. Théâtres du verbe ; op. cit. ; p.225.

285.

Claude Merlin, « Lettre à Valère Novarina dans son Alpe », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 250.

286.

Jean-Luc Steinmetz, « La parole visible », La voix de Valère Novarina, op. cit., p. 33.

287.

Olivier Dubouclez, Valère Novarina, la Physique du drame, op. cit., p. 65.

288.

Céline Hersant, « De fil en aiguille : le tissage du texte », La bouche théâtrale, op. cit., p. 32.

289.

Valère Novarina, « Enveloppé de langues comme d’un vêtement de joie », Java, op. cit., p. 43.

290.

Ibid, p. 64.