Jungle et forêt fonctionnent donc comme des métaphores de l’obscurité et de l’impossibilité de voir, de saisir et de comprendre mais peuvent aussi remplir cet office grottes, mines et cavernes ; Jean-Luc Steinmetz évoque d’ailleurs cette possibilité dans un article :
‘ Il est clair que Novarina, autant qu’un mineur de fond, « un terrassier », dit-il, est un fabricant de mines (comme Ducasse-Maldoror formait un élevage de poux !). […]. Accumulation creusante : le creusement déblaie, le déblai forme texte.Léopold von Verschuer semble aller dans le même sens :
‘ Jouer Novarina, cela veut dire entreprendre une expédition au plus profond de la langue française, descendre en la parlant jusque dans ses plus lointaines racines, jusque dans la mémoire de cette langue, mais aussi monter avec elle jusque dans ses pointes ultimes dans leur exubérante profusion, en intégrant tous ces enfantillages qui se découvrent aussi quand on joue avec les mots ; une rencontre ô combien intime avec le corps même de la langue. 284 ’Dès les premières œuvres, chose révélatrice, on explore le sous-sol ; devant une bouche d’aération, on s’exclame dans L’Atelier volant (p. 54) « C’est un passage. Vas-y voir ! » puis « Ce puits ne me dit rien qui vaille » ; la quête est effrayante (au bout, un dragon nous attend peut-être), il convient de se méfier : « Prudence : le trou est immense. Ne t’engage pas à la légère ! ». Pourquoi descendre ? Peut-être pour « dire ce qui est dessous », ainsi que Breton le préconisait : c’est une quête orphique, une plongée : que va-t-on ramener à la surface ? Des pièces, dans le cas de l’auteur.
A la page 145, on en est au niveau des « nappes » où l’on « [perd] le fil » mais il semble que les « dessous » soient dans ces nappes (on en a des « preuves de bases »). Au fond, le Graal est tout près. Posons qu’il est dessous-dedans, en haut, en bas et devant-derrière : c’est la parole.
Dans Le Babil des classes dangereuses (p. 222), il s’agit d’aller « [aux] champs horizontaux, miner, mimer descendre dans les pentes et sous les mots, [loin] dans les sentes, ras dans les pentes et sous les sols » et le forage continue dans les pièces qui suivent. Dans Je suis, on parle d’un « théâtre tout noir » (p. 118) : s’agirait-il d’une grotte platonicienne ? Quant à Claude Merlin, il parle d’une « [parole] exploratrice qui nous livre ses découvertes en creusant en elle-même »285. La nuit elle-même, « la nuit totale, ultra noire, sombrissime » (B.C.D., p. 164), la « nuit sans lampe » est comme une caverne qu’il s’agit de traverser pour accéder au jour. Le corps est un autre passage et cela étonne énormément le personnage novarinien, surpris de voir les mots resurgir ainsi dans la lumière : la parole est devant mais aussi dedans : « les mots sont partout, dans moi, hors de moi » dit dans L’Innommable le "je" beckettien ; il faut aussi en parler : c’est la traversée du traversé ». La traversée s’opère en soi. Le Graal est dans le corps, il faut l’en faire sortir.
Quant à la spéléologie d’un genre particulier qui consiste à descendre dans le langage, ce n’est pas juste une métaphore : cela s’applique très concrètement au travail de l’écrivain : il y a là « [nécessité] d’une âpre spéléologie » dit Jean Luc Steinmetz286, Olivier Dubouclez apportant cependant cette nuance importante :
‘ La descente dans les gouffres n’est pas un vœu de philologue casqué, mais le moyen de l’unification dynamique des langages et, singulièrement, de l’espacement de la langue maternelle en galeries, en artères. Toute poésie inclut en elle cette expérience dantesque en laquelle se prépare la germination scripturale. Il n’y a pas de langues mortes, mais des rivières serpentées irriguant secrètement le corps composite du langage 287 . ’Novarina l’affirme : « il faut aller […] examiner de près les failles géologiques » (D.P., p. 72), « descendre dans le sous-sol des langues, dans le souterrain non vu » (in L.M.) : c’est aussi en soi qu’il faut descendre pour retrouver des rythmes perdus, un univers enfoui qu’il faudrait pouvoir faire resurgir comme Novarina s’y emploie.
Dans Devant la parole, ce tenant d’une « littérature pariétale » (p. 60) va jusqu’à dire » Le langage est minéral » (p. 21), phrase que commente Céline Hersant dans De fil en aiguille : le tissage du texte en proposant : « minéral, parce que le langage est comme la terre, stratifié, géologique, composite, laissant apparaître les accidents et les points d’érosion, les plis et les nivellements de la matière-langue ».288
Dans un entretien avec Hadrien Laroche, le dramaturge ramène même l’écriture à une sorte de « tauperie » : « Au moment où l’on est enfoui dans le travail de taupe, avec toutes ces têtes intérieures, chercheuses, qui se développent de plus en plus, on n’a plus d’yeux, plus d’oreilles, on obéit à autre chose. Tout est signaux pour les taupes »289. Plus loin dans l’entretien, l’auteur évoque le fait « d’aller au fond », quoique dans un sens particulier :
‘ - Tu disais, hier, il faut « aller au fond »… ça me plaisait, zum… je ne sais plus…Cela relativise tout ce que nous pourrions dire sur l’obscurité absolue de l’œuvre : étrange en effet de voir notre hermétique auteur insister tant sur la notion de lumière – de même dans Lumières du corps, on tombe sur des phrases comme « la lumière vient de dessous », « il y a un lieu dans terre où la lumière sourd et nous sommes dedans », etc. A l’en croire, il y aurait donc en effet comme un passage lumineux, à trouver, à explorer, à traverser..
Léopold von Verschuer, « Libre chute et danse dans la parole », Valère Novarina. Théâtres du verbe ; op. cit. ; p.225.
Claude Merlin, « Lettre à Valère Novarina dans son Alpe », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 250.
Jean-Luc Steinmetz, « La parole visible », La voix de Valère Novarina, op. cit., p. 33.
Olivier Dubouclez, Valère Novarina, la Physique du drame, op. cit., p. 65.
Céline Hersant, « De fil en aiguille : le tissage du texte », La bouche théâtrale, op. cit., p. 32.
Valère Novarina, « Enveloppé de langues comme d’un vêtement de joie », Java, op. cit., p. 43.
Ibid, p. 64.