3.9. « Or ou dragon, qui êtes au bout, répondez ! »

Quoi qu’il en soit des éventuels rayons de lumière et des passages lumineux, elle est aussi, cette inquiétante étrangeté/obscurité de la parole novarinienne, une forme d’anarchie, et une très grande violence faite au lecteur/spectateur : c’est une remise en question totale de son rapport au langage. Certains réagissent, se braquent, opposent une résistance. Cette réaction de refus, de fuite peut sembler naturelle : l’inconnu a tendance à mettre mal à l’aise et à angoisser.

Il peut y avoir un désespoir du lecteur face à tant de silence et d’hermétisme. Tirée de L’Atelier volant et suggérant peut-être une forme d’exaspération, une phrase comme « Or ou dragon, qui êtes au bout répondez ! » rend presque compte de l’état d’esprit du récepteur qui ne sait littéralement plus où il habite et se demande ce qu’il faut attendre, entendre, faire et penser. Mais tant de mystères nous dépassent déjà dans la réalité qu’on pourrait presque s’étonner de l’étonnement suscité par cette œuvre : l’inconnu (la forêt ?), l’état de ne pas comprendre est normal, banal ; pourquoi, à partir du moment ou nous ouvrons un livre ou assistons à une pièce de théâtre, devrions nous tout comprendre ? On devrait au contraire s’étonner de comprendre quand cela nous arrive ; après avoir terminé La Lutte des morts ou Finnegans Wake, on peut même, en passant à des lectures moins complexes, ne plus comprendre de comprendre, tant nous avions pris l’habitude de ne pas comprendre en lisant Joyce et Novarina.

Sur la non-compréhension perçue comme tout à fait naturelle et inhérente à la condition humaine, Shakespeare s’est prononcé dans Cymbeline, à travers un personnage d’orphelin (cf. Posthumus) et d’une manière qui pourrait s’appliquer à Finnegans Wake ou à La lutte des morts : « De deux choses l’une : ou ce livre n’a pas de sens ou il est inexplicable à notre sens. En cela, il est comme ma vie même. ». Cela dit, on peut en effet avoir du mal à supporter de telles lectures (idem pour Parant, Guyotat etc.) en ce qu’elles nous renvoient à notre impuissance, peut-être parfois pesante, à comprendre ce qui nous entoure et le sens même de notre existence.

Au fond, le novarinien n’est autre que du rimbaldien à la puissance mille, comme si était réalisé devant nous le projet de « dérèglement de tous les sens » prôné par l’auteur des Illuminations… Enfin, à l’exception notable de Raymond Queneau (dont les livres ne sont simples que si l’on s’en tient, comme il disait, à la « première pelure de l’oignon »), les grands écrivains sont toujours, par leur intransigeance, leur radicalité, d’une lecture plus ou moins insupportable – pour des raisons formelles (Joyce), politiques (Céline), morales (Sade). Souvent aussi, l’idée d’imposture voire de charlatanisme littéraire nous assaille, le doute. L’envie peut alors nous saisir de jeter au loin ces livres si complexes et si touffus ; mais c’est toujours au moment précis ou l’on s’apprête à le faire (à sortir de la forêt ?) que, par une sorte de mini-miracle, l’on tombe sur une phrase, un passage, un jeu de mots, un mouvement qui nous font reprendre notre lecture – ou rester assis, dans le cas d’une représentation théâtrale – et en finir avec l’œuvre en question, fût-ce au prix d’une crise de nerfs. Et c’est ainsi que le Petit Poucet peut choisir de rester dans la forêt...

Cela dit, les années passant, il semble – mais peut-être n’est-ce qu’une impression ? – que la forêt se fasse moins sombre et que la tempête – « sous un crâne », eût dit Hugo – s’apaise, sourire et ironie se faisant plus présents ; car, ne le perdons pas de vue, le travail novarinien sur la langue est celui de toute une vie : un sillon se creuse devant nous et chaque œuvre s’apparente à une station/étape – bref, comme disait Miro : « Le train ne s’arrête pas ». Or donc, cette avancée semblerait aller vers toujours plus de lumière, d’humour, de fantaisie et de santé ; le travail de "boulégage", se faire moins boschien, moins torturé, plus joyeux, rigodonné. Cette impression tient sans doute à la maturité de l’artiste pour qui – un important travail de débroussaillage ayant été accompli en amont –, certaines choses sont peut-être devenues plus faciles à exprimer. L’homme a peut-être aussi su prendre du recul par rapport à certaines obsessions (la pendaison par exemple) et c’est pourquoi son art, de façon très logique, a quelque chose de moins sombre, de moins contraint, de moins empêché et de beaucoup plus verheggenien dans la manière de manier l’humour.

Cela dit, et comme l’indique l’énigmatique quatrième de couverture de L’Opérette imaginaire, «[il] est plus méritoire de découvrir le mystère dans la lumière que dans l’ombre. » ; et c’est peut-être (même s’il y a du vermeil au paradis) la troisième partie de La Divine Comédie qui est également la plus inquiétante…